La grimace joyeuse du joker

Elon Musk est cet ado farceur et cruel, qui rit, et qui pleure. Un ange souvent, et un tueur, parfois. Il est aussi un peu le Joker, s’amusant du ramdam qu’il suscite, mais exécutant un plan précis que l’on découvrira bien assez tôt. On est fascinés, ou épouvantés. On l’aime, ou on le déteste. À lui tout seul, il résume l’Amérique : Hollywood et la Silicon Valley.

Musk est un homme aux doigts d’argent, réussissant tout ce qu’il entreprend. Il imagine, il rêve, et il fait. Rien que pour cela, il est déjà détestable à nos yeux d’Européens. Il crée la voiture électrique alors que nous sommes, nous, les constructeurs historiques. Il construit des fusées pour Mars, et nous admirons la Lune. Il installe ses satellites autour de la planète, nous tardons à conquérir le ciel. Il navigue à d’autres hauteurs, il nous échappe. Il nous nargue, il est américain.

On s’inquiète, avec raison, de ce que ce libertarien convaincu va laisser publier sur Twitter, et ce que cela impliquera d’effets délétères sur le débat public et le marché des opinions. Nous nous focalisons sur le danger immédiat. Et la préoccupation est vertueuse, car le réseau a déjà montré son influence sur la perception de la vérité et l’exercice démocratique.

Nous devrions nous interroger sur le long terme aussi. Car Twitter est le tremplin pour un projet encore plus grand.

Comme barder le réseau de fonctionnalités infinies, en faire l’application universelle, où publier sa petite opinion ne sera qu’une fonction parmi d’autres, de quoi satisfaire notre ego. En revanche, on pourrait y jouer, acheter, payer, du sérieux quoi, autrement rémunérateur. Et pour que cela marche, il faut que tout le monde y participe, quels que soient ses amis, ses amours, ses emmerdes. Les méchants sont donc invités à y être. Trump y sera bienvenu.

Un univers clos, un écosystème disent les économistes, un nouveau monde englobant, embrassant, étouffant, que les Chinois connaissent déjà. On y entre, on n’en sort pas, on ne s’en sort plus.

On ne voit que lui, mais il n’est pas tout seul. Le Pentagone et la NASA travaillent à ses côtés. Des équipes d’ingénieurs assurent l’intendance. Pas si fou le Joker. Faut-il s’en inquiéter aussi ? Ou se réjouir qu’un Américain fera pièce aux Chinois ? Trop tôt pour arrêter son avis.

C’est une vision du monde que Musk a en tête. Et la politique ne peut en être absente. À preuve, le trublion a déjà tâté l’exercice. Il soutient les Ukrainiens en mettant son réseau de satellites Starlink à leur disposition. Puis il hésite, il ne veut plus, puis, il veut de nouveau. Il aurait échangé subrepticement avec Poutine pour proposer un plan de paix scabreux.

Ce Musk-là qui leur fait un pied de nez, des grimaces, et des pas de deux, ne leur dit rien de bon. Les compagnies savent qu’elles aussi sont mortelles.

Faire la paix ou faire la guerre n’est pas à la portée du premier venu, si puissant soit-il. La diplomatie est un univers dont il ignore les règles et que les algorithmes ne contrôlent pas encore. L’homme le plus riche de la planète peut-il être le maître du monde ? La richesse hors norme lui donne-t-elle naturellement un pouvoir sans limites ? Pas sûr. Si certains s’interrogent sur son ambition de se présenter à la présidence des États-Unis, ils peuvent se rassurer : Musk viserait plutôt la présidence du monde.

En attendant, il se pourrait bien que l’entrepreneur réussisse, une fois de plus, là où d’autres ont échoué. Il a viré la moitié des employés de Twitter. Mais beaucoup de compagnies de la Silicon préparent des réductions d’effectifs. La baisse des revenus de la publicité les y pousse. Mais les effectifs sont souvent pléthoriques, destinés à capter les cerveaux, à épuiser le marché, à priver la concurrence. Tous les ingénieurs ne délivrent pas des kilomètres de codes. Dans la Valley industrieuse, on pantoufle aussi parfois.

Les géants du numérique s’inquiètent, s’interrogent. Ils observent avec impatience le bout du pipeline de leurs innovations. Ce Musk-là qui leur fait un pied de nez, des grimaces, et des pas de deux, ne leur dit rien de bon. Les compagnies savent qu’elles aussi sont mortelles. Le Joker éclate de rire. On l’entend jusqu’ici.

Précédent
Précédent

Désir de démocratie