Lupa n’est pas Dieu

Le 13 février 2010, la comédienne Joanna Szczepkowska fit scandale à la première de la pièce « Persona: Simone’s Body » de Krystian Lupa. Sur la scène du Théâtre dramatique de Varsovie, elle montra soudain ses fesses au public, ce qui surprit, car ce n’était pas prévu au script. La vengeance du maître fut terrible, à la hauteur du sacrilège. « Je vais te détruire ! », lui jeta-t-il, lui promettant une mort artistique assurée.

La comédienne s’était mise à nu pour dénoncer la maltraitance du maître. Mais le geste, si spectaculaire qu’il fut, ne recueillit que désapprobation, et la malheureuse dut subir les foudres du dramaturge, et répondre de sa rébellion. Le dévoilement de ses rondeurs était une alerte. Il ne fut pas compris comme tel.

Je repensai à cet épisode en apprenant que la direction de la Comédie de Genève interrompait les répétitions de Krystian Lupa pour mauvais traitements et harcèlement des équipes. Toutes les comédiennes et tous les comédiens connaissent Krystian Lupa et le prix à payer pour côtoyer le génie. Jouer chez lui, c’est prendre sur soi, taire sa souffrance, espérer grapiller un peu de l’aura du génie, et gagner une ligne avantageuse sur son CV. C’est aussi la promesse de jouer, donc de gagner sa vie. Et personne ne veut tenter le diable, et risquer la mort artistique, celle qu’il brandit autrefois.

Tout le monde sait que Christian Lupa est un égocentrique, ce n’est pas encore un crime, tout juste un gros défaut. Mais il est aussi un pervers, et là c’est déjà plus dangereux. Un manipulateur aussi, et il est donc temps de s’en éloigner.

La décision de Natacha Koutchoumov et Denis Maillefert n’en est que plus remarquable, et courageuse. Ils ont mis fin aux agissements du méchant homme. Les langues se délient comme souvent dans ce genre d’affaires. En Pologne, les victimes sortent du silence, et osent la critique. A la sidération succède la colère. Le dramaturge ne jouit plus de l’immunité.

Krystian Lupa, lui, admet tout juste avoir parlé un peu fort. Dans une interview hallucinante au quotidien polonais Gazeta, un Lupa arrogant ironise sur ces Suisses si sensibles, si neutres, et incapables de grandes choses si on ne les bousculait pas un peu. Le génie exigerait cette soumission des corps et des esprits. A Genève, on ne comprendrait rien à la création, encore moins au génie. Mieux, la loi sur le travail devrait être différente dans un théâtre et dans une usine de chocolat, dit-il. La fin justifierait les moyens. Le sublime serait à ce prix.

A propos, quel est ce prix ? Les équipes techniques de la Comédie dénoncent un manque de respect, des réprimandes, des moqueries, des aboiements, des scènes d’ivresse et d’humiliation. La vodka mauvaise du costumier et assistant de Lupa n’aurait pas facilité les choses, et pas aidé au surgissement de la poésie.

En réalité, rien ne justifie la violence. Krystian Lupa est dans le déni absolu. Il tient un discours de la méthode dépassé, à bien des égards insupportable. Il était temps de l’arrêter.

Le dramaturge si fier de mettre en scène les émotions les plus nobles ignorent curieusement le ressenti de ses collègues. Lui, si soucieux de la valeur de la parole dans le processus créatif, dénie celle de ses équipes.

Le dramaturge peut-il s’arroger le droit de maltraiter les comédiens et les techniciens au nom de l’intérêt supérieur de l’art ? En réalité, rien ne justifie la violence. Krystian Lupa est dans le déni absolu. Il tient un discours de la méthode dépassé, à bien des égards insupportable. Il était temps de l’arrêter.

Homo homini lupus est, l’homme est un loup pour l’homme, a dit Plaute. Un Lupa aveuglé fut un loup pour le théâtre. Dans les Bacchantes d’Euripide, la reine ivre s’en prend à son fils, et le tue, croyant avoir affaire à un lion. Mais nous sommes au théâtre, et Euripide, lui, n’a souhaité la mort de personne.

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