Trump/Kamala, un roman américain

Ne dit-on pas que pour gagner une élection, il faut être prêt à tuer, verser le sang, terrasser l’adversaire, jouer, ou être, le méchant ? Je suis tombé sur l’analyse d’un columnist du New York Times, David Brooks, qui a eu l’excellente idée d’interroger les scénaristes et les romanciers sur leur vision de la campagne présidentielle et le sort des prétendants. Le Prince de Machiavel n’a-t-il pas inspiré des générations d’autocrates, et 1984 d’Orwell ouvert les yeux, tardivement, sur les dangers de la dictature de la pensée totalitaire ? J’ajouterais volontiers Frankenstein de Mary Shelley dont le monstre pourrait annoncer une IA échappant à ses concepteurs. Et il faudrait citer tous les romans d’anticipation les plus fous qui ont été dépassés, récemment, par la réalité.

Les experts en narratifs sont à l’ouvrage donc. Et ils voient en Donald Trump le héros qui veut terrasser les méchants - les élites de Washington, New York et San Francisco - et réussir un come-back personnel. Un Joker sur le retour, si fascinant. Ils le voient moins comme un monstre malfaisant que comme un conquérant, fou de revanche. A sa manière, il raconte une histoire. En Kamala Harris, ils observent une bonne personne qui a à cœur de devenir une bonne présidente. Beaucoup de qualités, trop peu de défauts. Une ambition douce, généreuse. De Trump, on retient le nom, de Harris, le prénom.

Faire le bien ou vaincre les méchants. C’est le dilemme. Et pour l’instant, l’Amérique hésite. Ce que les sondages les plus fins ne disent pas, et ce que le déluge de millions de dollars ne réussit pas à faire évoluer, ce sont ces narratifs. Trump a beau empiler les bêtises les plus crasses, ses fans ne lui en veulent pas. Il est fort, pas parfait. Il faut ce qu’il faut pour battre l’adversaire. Même, il convainc toujours la moitié des électeurs. Ce qui compte, c’est la victoire du héros, une fois élu, on verra bien.

Harris, elle, est cette ancienne procureure, sévère, qui n’a pas laissé que de bons souvenirs aux Afro-américains de Californie. Mais, rien à faire, elle reste l’éternelle copine sympa, au sourire enjôleur, aux rires ravageurs. Elle tend l’oreille, elle est à l’écoute, on l’aime bien. Elle paraît ainsi, elle est ainsi. Trump est la marque du méchant. Kamala l’amie qui nous veut du bien.

Dans notre monde, le méchant gagne trop souvent. Et peut-être qu’il y a toujours eu des gentils et des méchants dans les élections, mais ce qui a changé, c’est le public. Il est avide d’histoires et de drames. Le dramaturge David Mamet dit que "le drame est quête du héros pour surmonter ce qui l'empêche d'atteindre un objectif précis et impérieux". Le public veut être emporté, il veut vibrer à l’aventure. La conquête de Kamala serait de ce point de vue trop lisse, sans aspérités, sans souffrance aussi. Pas d’oreille blessée.

Les critiques, qui se nourrissent d’épisodes – Netflix encore – attendent la suite.

Il serait simpliste de tout rapporter au narratif. Le coût de la vie, les taxes, l’immigration et l’avortement jouent un grand rôle dans cette élection. Mais il y a ces protagonistes au parcours singulier, un homme qui n’a jamais reconnu sa défaite et fomenté pour renverser le résultat de l’élection, une femme qui a déboulé presque au dernier moment pour suppléer un président affaibli. Leur personnalité, ce qu’ils expriment, ou pas, va compter.

Les critiques, qui se nourrissent d’épisodes – Netflix encore – attendent la suite. Ils ont aimé l’arrivée tonitruante de Kamala Harris dans la série. Ils espèrent un rebondissement, une surprise, un étonnement qui relancerait la candidate et lui permettrait de battre le méchant sur le fil. Sinon, c’est peine perdue, fin de l’histoire. La sienne donc.

Les Américains ont élevé le scénario au niveau d’une discipline universitaire. Ils maîtrisent l’art du drame, l’enseignent, et s’entendent pour imaginer le pire. Déformation professionnelle sans doute. Ont-ils raison ici ?

Beaucoup de scénarii n’ont jamais été publiés.

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