Ubu roi en Amérique
Il occupe la scène comme un acteur infatigable. Les épisodes se succèdent, plus extraordinaires les uns que les autres. On tremble de Panama au Groenland, du Canada en Ukraine. Ivre de lui-même, Ubu roi redessine les frontières, adoube les forts, menace les faibles.
Donald Trump sature l’espace. Il le remplit d’oukases, d’imprécations mauvaises et de moues boudeuses. À tout instant, il occupe notre esprit. Pervers, il nous laisse à penser que sa méthode, certes violente, pourrait avoir des effets heureux, et que c’est un mal pour un bien. Des émotions mauvaises qui purifieraient l’âme. Une catharsis en quelque sorte.
Roman Bucheli, critique littéraire à la Neue Zürcher Zeitung, dit joliment : « Trump a besoin de l'indignation qui suit ses annonces. Cela fait partie de son calcul. Il ne lui reste plus qu'à regarder la pierre qu'il a volontairement jetée dans l'eau dessiner des cercles ». Et c’est vrai que nous regardons fascinés le remous. A l’insu de notre plein gré, Trump nous précipite dans la « société des méchants ».
Dans le Bureau ovale, l’autre lundi, Emmanuel Macron déroulait avec application sa vision d’un futur traité de paix et évoquait les conditions de sécurité pour l’Ukraine. Le président Trump, goguenard, n’y prêtait pas trop d’attention. « Le français est une si belle langue », disait-il en passant. Ajoutant plus tard, patelin : « Et comment va votre belle femme ? » Une scène improbable qui dit beaucoup de ce qui sépare une Europe subtile qui se contorsionne face à une Amérique prête à écraser tout ce qui s’oppose à elle. Même avec le sourire.
Y a-t-il un plan derrière tout cela ? On veut le croire, sinon il faudrait admettre qu’un fou dirige l’Amérique, et notre esprit sensé en refuse l’éventualité. Il y a un plan, sans doute. Mais il est difficile à cerner. Veut-il faire ami-ami avec la Russie pour affronter la Chine ? Veut-il diviser l’Europe, l’affaiblir, veut-il mettre la main sur ses richesses ? A-t-il des ambitions d’empereur ? Tout cela à la fois ? Les experts les plus capables pestent devant la complexité d’un problème dont les données changent à tout bout de champ, et qui les induit systématiquement en erreur. Trump, gâche-métier !
Et si l’intention était moins géopolitique et commerciale que culturelle et idéologique ? Trump n’a jamais caché qu’il vouait un culte à l’homme fort, pugnace, violent, et qu’il y avait une guerre à mener contre le wokisme, le féminisme triomphant, et tous ceux qui se lamentent pour une planète soi-disant menacée. Une contre-révolution conservatrice, nourrie de complotisme, de relents racistes et suprémacistes. Le New York Times a révélé comment les militants conservateurs les plus extrêmes avaient un accès privilégié aux équipes d’Elon Musk, et comment ils initiaient les décrets de Trump. Ce sont eux, par exemple, qui ont inspiré les coupes dans les programmes éducatifs et qui font la chasse à tout programme qui fait la promotion de la tolérance dans les questions de genre. Autrefois méprisés, ils se vantent désormais d’être les instigateurs ardents du pouvoir.
« Dans un autre temps, de triste mémoire, les contempteurs de l’avant-garde culturelle avaient trouvé un nom pour justifier leur aversion, l’art «dégénéré». Plus tard, souvenez-vous, ils brûlèrent les livres. »
Il y a quelques jours, Donald Trump s’est emparé furieusement de la présidence du Kennedy Center de Washington comme si le sort des États-Unis en dépendait. Le centre est un lieu culturel de renom, géré conjointement par les démocrates et les républicains, et il n’a jamais été un terrain de confrontation politique. Le président annonce vouloir faire le ménage et interdire tout spectacle qui lui déplairait. Dans un autre temps, de triste mémoire, les contempteurs de l’avant-garde culturelle avaient trouvé un nom pour justifier leur aversion, l’art « dégénéré ». Plus tard, souvenez-vous, ils brûlèrent les livres.
Alfred Jarry avait imaginé un Ubu imaginaire en Pologne, c’est-à-dire nulle part, avait-il ironisé. Voilà qu’il ressurgit, bien réel cette fois, quelque part, en Amérique.
« Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde ! »