Colonialisme, comment la Suisse fut impliquée
Il y a ce que nous savions déjà, et il y a ce que nous découvrons encore. On savait que des banquiers suisses avaient financé le commerce des esclaves et que les explorateurs étaient revenus au pays bardés de « souvenirs » précieux dont beaucoup se retrouvent dans nos musées. Mais le rôle que la Suisse a joué dans l’impérialisme colonial nous échappe encore, car il a été peu étudié, parce que les sources manquent et que les témoignages sont rares. Sept.Info y consacre un numéro de son trimestriel Sept Mook et fait donc événement.
La Suisse a été un acteur du système colonial. Pas moins. Elle n’a pas conquis des territoires, chassé des populations, installé des comptoirs, ouvert des voies maritimes. Mais, comme le souligne Patrick Vallélian, rédacteur en chef, en ouverture du numéro, elle a agi « de manière subtile, feutrée, en jouant sur son image de neutralité, de petit pays, sans accès à la mer, au service des autres ».
Sept.info a choisi de parler des hommes et des femmes qui à un titre ou à un autre ont profité du système, ou en ont souffert. Les historiens dénichent depuis peu des correspondances, retrouvent des documents, qui mis bout à bout révèlent des destins d’émigrés ou de mercenaires hors du commun, mais aussi une autre Suisse, moins glorieuse, pas celle que l’on raconte dans les livres d’histoire.
On suit les pérégrinations des frères DuBois en Afrique du Sud à la fin du 19e siècle, exploitant l’or, le diamant, s’associant volontiers à tous ceux qui pressurent les indigènes, flairant les bonnes affaires, accumulant des fortunes dont amis et parents bénéficient en Suisse. Emportés par l’euphorie de l’argent facile, ils créent une caisse hypothécaire fictive qui nous fait penser aux pyramides de Ponzi d’aujourd’hui. L’un des frères fuira aux Etats-Unis pour échapper à la justice.
Ce sont les archives de sa fille qui vont permettre de reconstituer le parcours colonial de la famille. « Loin d’être un cas isolé, cette histoire familiale, entrepreneuriale, migratoire, transnationale et institutionnelle illustre les rapports – cachés – qu’entretenait la Suisse, y compris l’État et ses représentants, avec l’impérialisme occidental dès le XIXe siècle », conclut l’historien Fabio Rossinelli, auteur de cette enquête quasi policière, passionnante.
« Entre 1815 et 1914, ce sont 7600 mercenaires suisses qui se sont engagés dans l’Armée royale des Indes néerlandaises. »
On découvre l’histoire du premier parlementaire suisse de couleur, le Nidwaldien Alois Wyrsch. Il est le descendant d’une gouvernante de Bornéo, où son père Louis fut mercenaire au service des Hollandais, de 1816 à 1832, et participa aux répressions des révoltes anticoloniales en Asie du Sud-Est. Le mercenaire rentre ensuite en Suisse avec son fils et abandonne la gouvernante qui était de fait aussi sa femme. L’historien Bernharh C. Schär s‘est intéressé au destin de cette femme, Ibu Silla. Il lui adresse une lettre touchante.
C’est que le service mercenaire n’a pas cessé d’exister avec la fin de l’Ancien régime, apprend-on, avec la même surprise que l’historien Philipp Krauer lorsqu’il explore les Archives fédérales, et qu’il exhume une vingtaine de cartons remplis de lettres et de dossiers. Entre 1815 et 1914, ce sont 7600 mercenaires suisses qui se sont engagés dans l’Armée royale des Indes néerlandaises.
L’historien raconte les bureaux de recrutement, explique le choix des enrôlés, décrit l’activité de ces mercenaires qui choisissent de participer à l’expansion coloniale et aux répressions les plus violentes. « Cette étude, dit Philipp Krauer, nous montre ensuite que l’expansion impérialiste au XIXe siècle n’était pas un projet purement national, mais une entreprise européenne commune à laquelle des pays comme la Suisse, qui ne possédait pas formellement de colonies, se sont associés via leurs mercenaires, scientifiques, commerçants, missionnaires, ingénieurs, etc. Notre pays n’est donc pas une île creusée par un glacier au milieu de l’Europe ; il fait partie du monde depuis des siècles ».
« Mais les Suisses sont aussi sur les bateaux des puissances colonisatrices. »
On trouvera aussi dans ce numéro une étude sur l’histoire économique de la Suisse à la fin du 19e siècle jusqu’à la veille de la Guerre de 14 où le rôle de la Suisse dans l’expansion coloniale, et en particulier des sociétés de géographie, est étudiée globalement, et qui montre comment notre pays a su en profiter. On la doit à l’universitaire Cédric Humair, auteur récemment d’un livre sur la question, dont on retiendra l’une des conclusions : « Mais les Suisses sont aussi sur les bateaux des puissances colonisatrices. En tant qu’explorateurs, mercenaires, administrateurs, experts techniques, financiers ou publicistes, ils contribuent à assujettir les populations autochtones, à organiser le pillage de leurs richesses et à diffuser l’idéologie colonialiste raciste. Quant à la Confédération, elle se rend utile aux puissances colonisatrices ; elle crée ainsi un climat de confiance propice à l’expansion économique, principal objectif de la composante suisse de l’impérialisme européen ».
A l’heure où l’on s’interroge sur l’identité suisse et sur son rapport au monde, ces récits et ces analyses résonnent particulièrement. Quand le passé nous aide à mieux appréhender l’avenir.