Pohoda, le mot pour le dire
Révéler l’âme d’un peuple, la débusquer, la saisir, et la raconter aux curieux et aux amis, c’est la mission que l’éditeur Nevicata confie à ses auteurs et à ses autrices. Renata Libal a accepté la mission et s’en est allée du côté de la Tchéquie, l’un de ces pays dont on ne sait toujours pas où ils se situent vraiment sur la carte ni ce qu’ils sont réellement, comme tant d’autres pays hérités de la chute du Mur et dont on n’a pas encore accepté complètement l’héritage. Elle a plongé au plus profond d’elle-même pour vibrer avec ce pays que son cœur connaît, puisqu’il puise ses racines là-bas. Première leçon : l’âme est affaire de cœur.
Un mot seul peut-il dire un peuple ? Renata Libal ose : « Pohoda ». Intraduisible. Comparable imparfaitement au hygge danois, au gemütlichketit bernois, au cocooning ailleurs. Mais on ne mélange pas les âmes.
Pohoda appartient aux seuls Tchèques. On devine. On imagine. Renata Libal sait : « L’image qui s’impose est celle d’un jardinet protégé du monde, où quelques intimes entrechoquent leurs chopes en soupirant d’aise. Selon les intonations, la pohoda en appelle à se calmer, assure que tout va bien, propose de se la couler douce, évoque un paradis perdu ».
Mais la meilleure définition, ou disons la plus belle, c’est celle-ci : « Une aspiration de vie ». Qui anime le peuple tout au long de son histoire. Qui a aidé à vivre, à survivre à la domination impériale, au communisme, aux vicissitudes de l’Histoire, aux chars soviétiques. Revanche de l’Histoire, la Tchéquie s’installe dans cette Europe qui redevient centrale. Autrefois, il n’y avait pas de doute, c’était bien la Mitteleuropa. Les pays de « l’Est » ont été accueillis dans la famille européenne mais on leur demande de ne pas se la jouer trop haut, de ne pas déranger le très sérieux axe franco-allemand habitué à faire et à dire la loi, et à oublier les autres.
Un peuple gentil, trop gentil, qui se le reproche souvent, admirant du coup la résistance des Ukrainiens. « Nous ne sommes pas nés pour haïr », pourraient-ils reprendre en cœur avec Antigone. La douceur habite le pays et l’accompagne. Ils inventent le sucre en morceau comme d’autres le coucou. Ils produisent la bière la plus succulente. Ils dissertent, ils débattent et se réconcilient aussitôt. Ils ronchonnent volontiers, alors que le pays va bien. Pacifiques encore quand ils divorcent avec douceur, en 1993, avec la Slovaquie.
Les Tchèques ne sont pas pour autant des tendres. Il leur a fallu de la force intérieure pour surmonter les épreuves. Ils gardent beaucoup pour eux. L’irritation est la forme douce de la colère.
On n’est pas obligé d’aimer la bière pour les comprendre, comme l’avoue l’auteure, j’ajouterais ni la carpe d’ailleurs, le strudel devant réconcilier tout le monde. Et puis, il y a ces 3000 châteaux peuplant les collines dont il faut tenter de faire le tour. Infini. En vain.
On ne se souvient de là-bas que le nom ronflant de Tchécoslovaquie qui évoque l’Est mystérieux et terrible, le coup de Prague, Kundera l’exilé, Kafka l’obscur, et un héros, Václav Havel. Les plus informés avaient déjà découvert les irrésistibles aventures du brave soldat Švejk, chef d’œuvre de l’humour tchèque. Le roman européen n’est-il pas né en écho du rire de Dieu ? Kundera l’affirme, lisant Rabelais.
« Ferme les yeux et regarde avec ton cœur », confie une Pragoise à l’auteure. Là, il faut les ouvrir tout grands, et lire. Tout en écoutant Dvorak ou Smetana. Renata Libal a réussi sa mission, et, ce qui est essentiel, avec élégance et style. Ce pays, on l’aime déjà, on voudrait y vivre, apprivoiser son âme.
André Crettenand
Tchéquie, La nostalgie n’est jamais légère, Renata Libal, Éditions Nevicata, octobre 2024.