IA, la force obscure

Le géant rapiécé, cabossé, mais vivace, traverse la plaine de Plainpalais à Genève, grimpe sur le Salève, court le monde, tue et détruit. La créature du Dr Frankenstein a échappé à son créateur. L’intelligence artificielle est un peu notre Frankenstein à nous, s’aventurant sur des terres inconnues, suscitant l’effroi tant sa puissance semble démesurée.

Avec l’IA, il y a un peu de ça : le sentiment que nous avons créé un monstre, et que nous ne sommes pas certains de pouvoir le contrôler. Alors, on se rassure. On titille la bête. On joue avec. On lui demande un coup de main pour écrire un texte, aligner quelques lignes de codes, générer une image ou un design. On s’amuse. On se réjouit de ses performances. On se dit que jamais l’intelligence humaine n’aura été capable de créer une machine qui nous ressemble tant. Un miroir qui nous flatte.

Mais l’IA dont ChatGPT est l’emblème populaire n’est plus vraiment un jeu. L’IA va entrer dans les entreprises. Les experts pensent que près de la moitié des emplois seront impactés. La révolution sera comparable à l’arrivée de l’internet. Les créatifs ont été les premiers à s’émouvoir, comme les scénaristes à Hollywood. Les sources de la machine se chiffrent déjà en milliards de données et la progression est exponentielle. Sa capacité à combiner toutes ces données, et à créer, est infinie. ChatGPT s’apprête à gérer la complexité du monde. Ceux qui ont accès à la version 4.0 qu’il ne se trompe plus guère, au désespoir de ceux qui traquent ses faiblesses afin de prouver la supériorité de l’humain.

“Quand San Francisco s’allume, Bruxelles fulmine.”

La Silicon Valley s’est lancée furieusement dans cette nouvelle conquête technologique. En Europe, une bonne start up - il y en a ici ou là - réussit à lever quelques dizaines, ou centaines de millions, pas davantage. Aux Etats-Unis, OpenAI est déjà évaluée à 100 milliards de dollars. Et les investissements pleuvent, ils sont énormes. L’avance de la Silicon est abyssale.

Quand San Francisco s’allume, Bruxelles fulmine. Il est nécessaire de réfléchir bien sûr, de réglementer, de définir des limites, de contraindre les entreprises à signaler le « made in IA ». Mais le partage des taches n’est pas glorieux. Ici les juristes tâtillons, là-bas les ingénieurs habiles. Au final, les Américains vont à nouveau dicter les règles du jeu. « Code is law»

Nous nous méfions à bon droit de ceux qui assurent pouvoir maîtriser le monstre. Nous nous voulons les gardiens de l’éthique. Nous plaidons pour le progrès pas à pas, plutôt que pour le profit tout de suite. La morale plutôt que la loi du capital. Le bien contre le mal. Cette façon de voir le problème est vertueuse. Mais elle nous laisse insatisfait. N’est-ce pas ceux qui conduisent le développement qui sont les plus à même de subjuguer la machine ? Or, nous avons laissé le leadership technologique aux Américains. Les géants de la Silicon innovent, acceptant plus ou moins les contraintes européennes, mais ce sont bien eux qui révolutionnent nos vies.

Je me surprends à citer le roman de Mary Shelley chaque fois que j’évoque l’intelligence artificielle. Me voilà donc, moi aussi, du côté de la peur, de la force obscure plutôt que de l’espoir et des lumières. Il est temps de changer de registre. Une bonne résolution pour 2024.

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