La tentation de Yalta
Il fut l’ami à l’écoute bienveillante. Puis, le camarade délaissé dont on n’a plus besoin. Enfin, le va-t-en-guerre, prêt à se bagarrer. Mais le polyamour a des raisons que la raison ignore. Et c’est ainsi qu’Emmanuel Macron ouvre à nouveau son cœur à Vladimir Poutine en disant qu’il pourrait, pourquoi pas, participer au G20 de l’automne, s’il y avait consensus des membres. Le criminel de guerre recherché par tant d’États viendrait s’assoir tranquillement à la table d’honneur comme si rien ne s’était passé. Il n’est pas facile de décrypter les sentiments, et la politique, du président français, dont on ne sait jamais ce qui l’anime, l’envie de bien faire ou de bien parler.
La samba, l’accueil festif, la gentillesse des Brésiliens l’auront enfiévré. Il y a aussi ce diable de Lula volubile, personnage romanesque, haut représentant d’un « Sud global » qu’on ne veut pas lâcher comme ça, et que le Français voulait séduire. Ces deux-là ont dansé serrés pendant trois jours. Macron ne voulait pas décevoir son nouvel ami.
Mais peut-être qu’il faut y voir simplement sa propension à vouloir être le leader à tout prix, à se placer toujours au centre du jeu, quitte à adapter le discours. Mais peut-être qu’il révèle aussi l’humeur du temps. L’Amérique qui hésite, bloque. L’Europe qui voudrait, et ne peut. Les opinions publiques compréhensives, mais plus trop. Le mot guerre qui met mal à l’aise. La petite musique d’une paix à tout prix qui prend de l’ampleur. Le vent tournerait-il ? Un opportuniste ne voudrait pas manquer le train.
Je suis frappé de voir que les Ukrainiens sont la plupart du temps absents de l’équation. Qui veut la paix ne peut être décorrélé de qui veut la guerre. Les injonctions que certains adressent aux Ukrainiens de déposer les armes n’ont pas l’équivalent envers le dictateur de Moscou. Retire-t-il ses troupes du territoire ukrainien, et la guerre est finie. La menace du nucléaire expliquerait-elle la prudente retenue ?
« L’apocalypse, ce n’est pas forcément la fin d’un monde, mais la fin de notre capacité à donner un sens au monde. Nous y sommes. »
C’est le deal que beaucoup réclame, sans oser le formuler : abandonner les Ukrainiens en échange de la sécurité de l’Ouest. Retrouver le tracé du Mur, accepter que l’empire écorné puisse renaître, retrouver de la fierté, « ne pas être humilié». La paix serait à ce prix. Au fond, les populations de l’Est ont survécu depuis la guerre, et nous, nous avons bien vécu. La liberté pour les uns, un peu moins pour les autres. Yalta avait décidé du sort du monde. Il est tentant de s’en inspirer. L’Histoire ne se répète pas, mais parfois elle bégaie. Dans une récente interview, l’écrivain Giulano Da Empoli – le « Mage du Kremlin » - cite l’historien Ernesto De Martino : « Il disait que l’apocalypse, ce n’est pas forcément la fin d’un monde, mais la fin de notre capacité à donner un sens au monde. Nous y sommes ».
Il est vrai que nous avons plus en plus de peine à décrypter le monde, à en saisir les ressorts, à interpréter les épisodes. L’horreur d’autrefois, les crimes, les injustices, l’Histoire quoi, devraient nous éclairer d’une conscience augmentée et nous préserver du bégaiement.
Le président français, lui, veut absolument obtenir sa place à la table d’un éventuel nouveau Yalta. Il dira tout, et son contraire, pour obtenir ne serait-ce qu’un strapontin.