Pologne, la revanche de l’Histoire
Peu savait où situer le pays sur la carte. C’était loin. Il y avait un Mur aveugle, frontière cruelle entre le monde libre, ici, et là-bas. Il fallait s’approcher autrefois du Mur, à Berlin, pour prendre l’exacte mesure du scandale, et ressentir l’énorme injustice qui avait condamné des peuples à vivre sous le joug soviétique. Territoire perdu dont un dramaturge facétieux avait pu dire que ce n’était nulle part. Le Mur est tombé sous les vagues de peuples avides de liberté - comme aujourd’hui des régimes s’effondrent et dont on découvre effarés la violence et l’inhumanité, et l’on en découvrira d’autres bientôt. La Pologne est indépendante, libre. Mieux, elle préside l’Union européenne depuis janvier. Il y a des raccourcis de l’Histoire qui fascine.
La Pologne a pris la présidence de l’Union européenne et ce n’est pas banal. La France et l’Allemagne qui se targuent de jouer les moteurs de l’Europe toussent, capotent et manquent de pétrole. Emmanuel Macron agace et fâche. Le chancelier Olaf Scholz souvent varie, et s’en va. La Pologne hérite d’un rôle qu’elle n’aurait jamais imaginé il y a 10 ans. Elle était Cassandre triste, annonçant le danger, incomprise, et raillée comme le sont les oiseaux de malheur, elle est Achille furieux, prête à ferrailler, s’armant en conséquence. La Pologne investit 40 milliards de budget militaire en 2025, 4,7% de son PIB, le plus fort pourcentage des pays de l’OTAN. La Pologne construit l’armée la plus puissante d’Europe. Il faudra compter avec elle. Donald Tusk installe sa présidence européenne sur le thème de la sécurité.
Le premier ministre dit que nous sommes à l’« ère d’avant-guerre ». Ce temps où l’on croyait pactiser avec les diables pour éviter la catastrophe, et la catastrophe advint. Ce temps où l’on croyait en la paix perpétuelle, et l’illusion se dissipa. On pourrait croire qu’il exagère et que son attitude va-t-en-guerre est dangereuse, ce serait oublier qu’il est aux avant-postes, que la Pologne a connu plus souvent qu’à son tour l’invasion et l’occupation, et que quelques événements récents lui donnent à penser que son voisin agressif n’a pas renoncé à toute ambition. Alors, quand le chancelier allemand passe un coup de fil solitaire, étrange et impromptu à Vladimir Poutine, Donald Tusk fustige la « diplomatie du téléphone ». Il ose, il parle fort, il peut se le permettre.
La Pologne nous rappelle ce que furent nos ambiguïtés et notre faute.
Ce n’est plus la même Pologne, illibérale, violant les règles de l’Union, aigrie, revendicatrice, peu fréquentable, s’alliant volontiers avec Viktor Orban quand l’intérêt s’y prêtait. Le pays a fermé la parenthèse populiste. L’Ouest qui faiblit, l’Est qui se renforce, les équilibres changent, l’aiguille de la boussole en est toute excitée, les diplomates égarés. La Pologne donne de l’énergie à un Occident pénitent, et une Europe tétanisée devant Trump. A sa manière, malgré elle, elle nous rappelle ce que furent nos ambiguïtés et notre faute. Du coup, on n'aime pas trop.
Il faut donc écouter, et entendre, plus que jamais les Polonais. La brillante journaliste Anne Applebaum disait récemment : « Ceux qui acceptent la suppression de la démocratie chez les autres sont moins susceptibles de lutter contre la suppression de leur propre démocratie. La complaisance, comme un virus, traverse rapidement les frontières ». On parle beaucoup de menace sur l’Occident, de politique de puissance, de Realpolitik, et la Pologne nous dit quelque chose d’autre encore, de précieux : on devrait surtout parler de liberté, et de ce qui devrait guider nos choix.