Où est l’espoir?

Le nouveau livre de Jean Ziegler

Il y a dans le titre ce point d’interrogation d’un poids terrible, d’autant plus qu’il ponctue une carrière riche de réflexions, d’engagements politiques et militants. Où est-il donc cet espoir qui anima Jean Ziegler tout au long de sa vie ? On n’est pas trop surpris que son nouveau livre s’ouvre sur cette interrogation, lancinante, suggérant le pessimisme, et les quelques réponses parsemées ici et là sont trop courtes pour paraître porteuses réellement d’espoir, en tout cas pas suffisamment fortes pour balayer le doute.

Et il y a de quoi. Le sociologue lit les rapports, il en a rédigé aussi car il a assumé de nombreux mandats d’envoyé spécial pour l’ONU. Et ce qu’on y trouve est toujours glaçant, c’est peut-être la raison qui fait qu’on les oublie très vite. Mais la réalité s’impose, obstinée. Les chiffres sur la pauvreté, la faim dans le monde, les victimes de la guerre, les inégalités sont affolants. « Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse du sous-développement – la faim, la soif, les épidémies et la guerre – détruisent chaque année des millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Pour les peuples exposés à ces tragédies, la troisième guerre mondiale a commencé », dit-il dans une envolée prophétique.

Des exemples. En 2022, sur 71 millions de personnes qui ont quitté la vie, 13% sont mortes de la faim. Un Africain sur cinq ne mange pas à sa faim. Selon Oxfam, 1,3 milliard de personnes, soit plus de 1 personne sur 5, se trouvent en situation d’extrême pauvreté dans le monde. Plus de 60% d’entre elles sont des femmes (2023). Les 18 multimilliardaires les plus riches du monde possèdent autant de valeurs patrimoniales que la moitié la plus pauvre de la planète, à savoir 3,8 milliards d’êtres humains (2021).

Les mécanismes à l’origine de ces phénomènes sont complexes. L’idéologie joue son rôle, comme la logique prédatrice des multinationales, l’égoïsme des hommes. Et le sentiment que la machine s’est emballée sans que les uns ni les autres ne soient en mesure de la stopper. Pas même les politiques, croyant souvent, à tort, au « ruissellement » naturel des richesses, désormais impuissants, ce qui nourrit le populisme et l’extrême-droite.

Jean Ziegler y voit malgré tout un coupable certain : l’ordre cannibale du monde, autre désignation, formidable, du capitalisme. « C’est la loi du plus fort, l’arbitraire du marché débridé, les inégalités, la misère et l’aliénation ». Une allusion à la Révolution française donne une piste possible de révolte : s’en prendre à la Bastille financière. Ce qui se passera ensuite est ouvert. Au fond, on ne demandait pas aux assaillants de la royale prison quel serait le régime du futur, plaide-t-il.

La société civile planétaire est donc peut-être l’une des sources de l’espoir.

Ziegler ressort les textes, trop souvent oubliés, de l’après-guerre. La Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme. Revenir aux fondamentaux, c’est encore ce que l’on peut faire de mieux. Les lire, les réciter, les proclamer n’est pas anodin, ni du temps perdu.

Lire Ziegler, c’est convoquer Bourdieu, Debray, Sartre, Althusser. C’est revenir aux anciens, Sénèque, Saint augustin, c’est aimer les poètes, Neruda, Walt Whitman, Brecht. Relire les classiques Spinoza, Rousseau, Hugo, Kant. Étudier l’École de Francfort, Adorno, Horkheimer, Marcuse, Benjamin, Fromm, Habermas. Relire les théoriciens, Adam Smith, Ricardo. Ne pas oublier les révolutionnaires, Marx, Engels, Gramsci. Un voyage dans la littérature, l’histoire, la sociologie pour essayer de décrypter un monde qui ne s’en laisse pas compter. Jean Ziegler est avant tout un passeur d’idées, tel qu’il fut toujours, dans ses livres comme à l’Université de Genève. Ce sont aussi les rencontres d’une vie, Arafat, Willy Brandt, Pierre Mauroy, Gerhard Schröder. L’Internationale socialiste, les présidents, les ministres, les Nobel de la paix, les révolutionnaires.

Et puis il y a Che Guevara, la figure mythique que le jeune Jean rencontre à Genève en 1964. Et l’échange célèbre que l’on connaît et qui souvent ouvre le livre, ici le finit. Mais on le découvre toujours avec plaisir. Ziegler propose au Che de le suivre à Cuba. A sa grande surprise, le révolutionnaire l’incite à rester à Genève : « C’est le cerveau du monstre. Tu es né ici, c’est ici que tu dois te battre ». Souvenir merveilleux, et une mission sacrée dont Jean Ziegler s’est investi, et qu’il remplit avec détermination.

Et l’espoir dans tout ça ? Il est là, quelque part. Sans doute. Pas évident. Il se cache, il se cherche. Pour Jean Ziegler, peut-être qu’il réside tout simplement dans la conviction intime de n’avoir pas été indifférent aux injustices et à la misère du monde, et d’avoir agi selon ses moyens, et que tout cela ne fut pas vain, et que la lutte continue.

André Crettenand

Jean Ziegler, Où est l’espoir ? Éditions du Seuil, octobre 2024

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