L’avenir n’est jamais certain
C’est une bonne nouvelle. Rare et peu commentée encore, tant le terrorisme, l’horreur et la guerre recouvrent le monde d’une clameur sourde. Et surprenante aussi, car les sondages annonçaient une nouvelle victoire du parti nationaliste ultra-conservateur Droit et Justice (PiS). Dimanche, les Polonais ont donné la majorité à une coalition d’opposition conduite par l’ancien dirigeant européen Donald Tusk. Une opposition clairement pro-européenne, progressiste, décidée à rétablir le droit à l’avortement et l’indépendance de la justice. La Pologne, c’est-à-dire quelque part. A nouveau en Europe.
C’est une bonne nouvelle. Rare et peu commentée encore, tant le terrorisme, l’horreur et la guerre recouvrent le monde d’une clameur sourde. Et surprenante aussi, car les sondages annonçaient une nouvelle victoire du parti nationaliste ultra-conservateur Droit et Justice (PiS). Dimanche, les Polonais ont donné la majorité à une coalition d’opposition conduite par l’ancien dirigeant européen Donald Tusk. Une opposition clairement pro-européenne, progressiste, décidée à rétablir le droit à l’avortement et l’indépendance de la justice. La Pologne, c’est-à-dire quelque part. En Europe.
Sous la férule de PiS, la Pologne est devenue une démocratie illibérale par la volonté d’un parti autocrate et d’un leader sournois, Jarosław Kaczyński. La guerre en Ukraine avait fait oublier un peu les dérives du régime. En accueillant deux millions d’Ukrainiens, en militant pour un soutien sans faille à leurs voisins agressés, en incitant les Européens à s’engager vite et fort dans la politique des sanctions contre Moscou, en ouvrant sans restriction son territoire aux opérations de transit des armes vers l’Ukraine, la Pologne avait reconquis quelques sympathies.
Il n’en demeurait pas moins que le parti au pouvoir persévérait dans le démantèlement de l’état de droit. Les médias publics totalement à la solde du parti diffusaient la propagande de PiS, s’ingéniant à présenter Donald Tusk en ennemi du peuple et traître à la nation. La distribution d’allocations de toutes sortes devait aussi conforter les bénéficiaires à bien choisir leur camp.
Une certaine usure du pouvoir, les innombrables scandales de corruption, la déréliction morale d’une Église cupide, compromise par ses accointances avec le parti au pouvoir, la question de l’avortement, le vote des femmes, ont joué dans ce renversement électoral. Il révèle de manière spectaculaire qu’il existe bien une autre Pologne, jeune, ouverte, européenne, féministe, et bien décidée à peser sur l’avenir de leur pays.
Le grand pays doit pouvoir prendre la place qui est la sienne. Il ne le pouvait pas tant qu’une équipe de dirigeants autoritaires et prévaricateurs dupaient les gens et se payaient de prébendes.
Une douce euphorie s’est emparée des Polonais depuis l’autre dimanche. Comme un souffle nouveau, la perspective de revenir dans l’Europe des valeurs, et de pouvoir jouer un rôle à leur mesure. Souvent dédaignée par le couple franco-allemand soucieux de conduire seuls les destinées de l’Europe, la Pologne fait partie de cet Est qui compte désormais. Elle a pesé dans le glissement du centre de l’Europe plus à l’Est et s’est vue reconnaître sa lucidité passée quand elle appelait à se méfier de Poutine.
Le grand pays doit pouvoir prendre la place qui est la sienne. Il ne le pouvait pas tant qu’une équipe de dirigeants autoritaires et prévaricateurs dupaient les gens et se payaient de prébendes.
La coalition formée par Plate-forme civique, les chrétiens-démocrates de Troisième Voie et la Gauche ont désormais la majorité au Parlement. Ils ne gouvernent pas encore pour autant. Le parti PiS est saisi de fébrilité trumpienne, étudiant comment il pourrait garder le pouvoir encore un moment. Il pourrait arguer qu’il a recueilli le plus de voix même s’il est incapable de réunir une majorité. Quelques jours avant le vote, des généraux avaient démissionné soudainement, goûtant peu les échanges ambigus entendus dans les couloirs de l’État de la part de ceux qui envisageaient le pire en cas de défaite, et qui se seraient dits prêts à tout.
Quelles que soient les tergiversations et les combines auxquelles le parti PiS va nécessairement s’adonner, le vote est déjà une victoire en soi, et personne ne pourra effacer l’expression vive du changement. Un vote qui est une formidable espérance pour la démocratie.
Une bonne nouvelle, disais-je. Le pire n’est jamais certain.
M le Modi
On l’aime, on le courtise, on l’invite, il est reçu, ici et là, dans les capitales du monde et les palais présidentiels. On l’accueille chaleureusement, on sait que chez lui, il se montre autoritaire, cynique parfois, nationaliste toujours …
On l’aime, on le courtise, on l’invite, il est reçu, ici et là, dans les capitales du monde et les palais présidentiels. On l’accueille chaleureusement, on sait que chez lui, il se montre autoritaire, cynique parfois, nationaliste toujours. Mais en visite, c’est un homme délicieux, à l’entregent délicat. On l’aime car il a dit à Poutine que sa guerre n’était pas une bonne idée, et parce qu’il cultive une certaine distance avec la Chine. Les ennemis de nos ennemis sont nos amis.
Cette fois-ci c’est lui, Narendra Modi, qui a reçu. Les hôtes du G20 étaient à New Dehli le weekend passé. Le couronnement d’une ère qui a vu le pays doubler la Chine en nombre d’habitants, 1,4 milliard, poser une fusée sur la Lune, dépasser la France et la Grande-Bretagne au classement mondial du PIB. Poutine et Xi ont boudé. Xi le perfide, qui a profité de la réédition de la carte officielle du pays pour rogner virtuellement des bouts de territoire chez ses voisins, dont l’Inde. Et Poutine le paria, tout occupé à trouver des munitions en Corée du Nord. Mais leur défection ne change rien à l’affaire. Par hasard, c’est-à-dire par le jeu du tournus naturel de la présidence du G20, M a été président du monde, le temps d’un week-end.
Il y a longtemps que l’Inde se présente comme la plus grande démocratie du monde, allusion à peine voilée à son puissant voisin moins regardant. Elle y ajoute un nouveau récit que Modi s’ingénie à imprimer. L’Inde serait la vraie porte-parole du « Sud global », la seule, et elle serait une alternative pour tous ceux qui ont à se plaindre des Grands mais qui les sollicitent par nécessité. L’Inde n’a pas la capacité économique de les soutenir à bouts de bras, mais elle sait leur parler, les séduire, et leur faire miroiter un appui diplomatique sans payer le prix fort.
La nouvelle ambition s’accompagne d’un nouveau nom : le Bharat, vieille appellation issue du sanskrit, pure de la colonisation anglaise, et dont le nom évoque un empereur conquérant. C’est ainsi que le président indien souhaiterait que l’on désigne désormais son pays. Le carton d’invitation aux leaders du G20 y faisait référence.
Le « moment » de l’Inde n’est pas encore venu. Dans le film de Fritz Lang, à la fin, M le maudit est confondu.
Modi n’est pas vertueux pour autant. Il veut former une nation exclusivement hindoue. Des millions d’Indiens musulmans ou chrétiens sont ostracisés. Il s’est montré indifférent aux violences qui ont secoué l’État du Manipur, son parti nourrit depuis des décennies la xénophobie et incite au racisme. Modi maudit la différence.
La grande démocratie est une démocratie illibérale comme on dit aujourd’hui, quand elle est gâtée par le nationalisme, dévoyée par les atteintes aux libertés civiles, pervertie par la violence envers les minorités, et sourde aux injustices. De passage récemment en Suisse, l’écrivaine Arundhati Roy allait plus loin : " Ce qui se passe en Inde, disait-elle, c'est que la nation, le gouvernement, toutes les institutions, le parti au pouvoir sont une seule et même chose, et ce n'est pas ce que l'on attend d'une démocratie".
Le « moment » de l’Inde n’est pas encore venu. Dans le film de Fritz Lang, à la fin, M le maudit est confondu.
You talkin’ to me ?
La photo dit qu’il bouillonne de colère. Qu’il a la haine. Et aussi, qu’il est prêt à en découdre. Avec les juges, avec les républicains, avec les démocrates, avec l’Amérique, avec le monde entier. Il les défie tous. « You talkin' to me ?». Et la photo le dit si bien qu’il l’a diffusée aussitôt, et érigée en portrait de campagne. Rien à voir avec les clichés austères, neutres, grisouilles et moches des malfrats. Lui, il a su poser, et ce n’est pas l’effroi du cachot qui le chagrine. Trump a fait d’un moment honteux, saisi dans une prison d’Atlanta, un événement avantageux et profitable. …
La photo dit qu’il bouillonne de colère. Qu’il a la haine. Et aussi, qu’il est prêt à en découdre. Avec les juges, avec les républicains, avec les démocrates, avec l’Amérique, avec le monde entier. Il les défie tous. « You talkin' to me ?». Et la photo le dit si bien qu’il l’a diffusée aussitôt, et érigée en portrait de campagne. Rien à voir avec les clichés austères, neutres, grisouilles et moches des malfrats. Lui, il a su poser, et ce n’est pas l’effroi du cachot qui le chagrine. Trump a fait d’un moment honteux, saisi dans une prison d’Atlanta, un événement avantageux et profitable.
Le bravache vulgaire, menteur compulsif et filou doué, doit-il pour autant devenir à nouveau président des Etats-Unis ? L’excellence dans la méchanceté vaut-elle excellence tout court ? Beaucoup d’Américains séduits par le personnage ne sont pas toujours dupes, mais ils admirent l’artiste, et lui accordent volontiers leur voix pour reconnaissance de ses exploits médiatiques. Ce qui dit aussi beaucoup de la déréliction du débat démocratique. La démocratie ne postule-t-elle pas que ce soit celle ou celui qui nous semble le plus à même de faire le bien pour la nation qui mérite d’occuper le poste suprême ? Et non celui dont on applaudit les coups tordus, les mensonges éhontés et le culot sans limites ?
Il y a un mystère Trump pour nous qui observons le personnage. La photo devrait épouvanter, et faire fuir tout le monde, républicains compris. Or, elle captive. Elle aurait même boosté la récolte de fonds pour la campagne présidentielle. C’est qu’il y a autre chose. L’angoisse du déclin sans doute. La défiance envers les élites et les médias, la montée de l’intolérance, le racisme. Le besoin de revanche. La perte des repères qui fait qu’on ne sait plus ce qui est vrai, et ce qui ne l’est pas. Un monde déréglé et un espace médiatique saturé par les opinions, les influences et les manipulations de toute sorte. Il y a surtout la fascination pour un personnage hors norme, le héros de bande dessinée qui terrorise Gotham. Le méchant serait-il devenu un héros comme un autre, pas moins respectable ? Ce qui témoignerait du renversement des idoles.
“La liste des crimes n’ébranle pas ses soutiens. Le champion reste admirable à leurs yeux, pas si coupable.”
Trump est inculpé dans quatre affaires criminelles. En Floride, à New York, à Washington, en Géorgie. Et des enquêtes sont en cours dans d’autres États où il a tenté de fausser les résultats du vote de 2020. Les actes d’accusation regorgent de forfaits stupéfiants. Le plus connu étant le fameux coup de téléphone au secrétaire d’État de Géorgie, Brad Raffensperger, où le président lui demande de trouver les voix manquantes, coûte que coûte, et lui prédit les pires ennuis s’il ne s’exécute pas. Mais Brad, tout républicain qu’il fût, avait tout enregistré, prévu le coup, invité un témoin.
La liste des crimes n’ébranle pas ses soutiens. Le champion reste admirable à leurs yeux, pas si coupable.
L’élection se double d’un enjeu personnel pour Trump. Président, il pourrait s’accorder une grâce judiciaire. Sauf en Géorgie où il affronte la justice d’un État. L’année prochaine, Trump sautillera en permanence de la salle de tribunal à l’estrade de campagne, mêlant astucieusement les tribunes. Victime là, vengeur coiffé là.
Les Américains feront-ils confiance in fine au vieux monsieur à la démarche hésitante, mais sage et expérimenté, qui plus est, épaulé par l’une des meilleures équipes de l’administration, ou à l’apprenti arnaqueur, fan de Poutine, prêt à sacrifier une partie de notre Europe, celle de l’Est, sans état d’âme ?
« C’est à moi qu’ tu causes ? Je suis la seule personne ici ».
Pas sûr.
André Crettenand
Une amitié “sans limites“
Ce n’est pas de l’amour. Mais un sentiment tout aussi fort. A quelques heures de l’ouverture des Jeux olympiques de Pékin, le 4 février 2022, Poutine et Xi se font des mamours infinis, se promettent des choses éternelles, s’entendent comme larrons en foire.
Poutine projette son « opération spéciale » en Ukraine. Il obtient le feu vert de son ami. Il ne perturbera pas les jeux, c’est entendu. Il attendra la fin de la fête.
Une année et demie plus tard, où en est-on ?
Ce n’est pas de l’amour. Mais un sentiment tout aussi fort. A quelques heures de l’ouverture des Jeux olympiques de Pékin, le 4 février 2022, Poutine et Xi se font des mamours infinis, se promettent des choses éternelles, s’entendent comme larrons en foire.
Poutine projette son « opération spéciale » en Ukraine. Il obtient le feu vert de son ami. Il ne perturbera pas les jeux, c’est entendu. Il attendra la fin de la fête.
Une année et demie plus tard, où en est-on ? La Chine livre bien à la Russie des processeurs et des composants électroniques, en catimini. Elle évite de condamner officiellement l’agression. Elle profite d’achats d’hydrocarbures bon marché. Mais elle se garde de briser ouvertement les sanctions européennes et américaines, ce qui lui fermerait le marché mondial et mettrait en péril son économie. Elle ne livre pas d’armes, ce qui tendrait à prouver que l’amitié connaît, malgré tout, certaines limites.
« La Chine, dit Marie Holzman, a beaucoup de clients, mais peu d’amis ». La sinologue préfère parler plus prosaïquement d’« alliance de convenance ». Elle le redisait fin juin dans un colloque organisé par Desk Russie à Paris. Où Galia Ackerman, la rédactrice en chef du site, relevait avec justesse que Xi et Poutine se retrouvaient surtout sur le rôle du parti unique et le refus de l’alternance démocratique. L’amitié des dictateurs en quelque sorte. « Il ne peut y avoir d’amitié là où est la cruauté, là où est la déloyauté, là où est l’injustice », écrit La Boétie, au milieu de 16e siècle, dans le Discours sur la servitude volontaire. Et il ajoute : « Et pour les méchants, quand ils s’assemblent, c’est un complot, non pas une compagnie ; ils ne s’entraiment pas, ils s’entrecraignent, ils ne sont pas amis, mais ils sont complices ».
C’est que cette amitié-là est née de l’inimitié des mêmes ennemis. La Chine et la Russie proclament leur haine complice de l’« Occident global ». Poutine et Xi sont convaincus que l’Occident vit la fin de sa civilisation et qu’il est temps de prendre le relais, d’imposer leurs règles au monde. Mais leur modèle est encore loin de séduire.
Hollywood, Genève, Courchevel, et les universités anglo-saxonnes attirent plus que jamais leurs élites. Le modèle de société qu’ils construisent, et imposent dans leur pays, n’est pas celui dans lequel ils aimeraient vivre. Leurs enfants le leur disent. Ils étudient à Londres ou aux Etats-Unis. Ils ont lu «1984», de George Orwell. Le romancier décrit si bien le pire des mondes à venir.
“La Chine, elle, a observé. Pris son temps. Attendu de connaître le sort des armes et le destin des hommes avant de s’annoncer. L’ami fut prudent.”
Si les relations entre la Chine et la Russie interrogent à nouveau, c’est à cause de l’incroyable équipée vers Moscou de Prigogjne, le patron de Wagner, dont on n’a pas encore mesuré tous les effets. Le Qatar, l’Arabie saoudite, l’Iran ont appelé très vite Moscou, voulant assurer Poutine de leur soutien. La Chine, elle, a observé. Pris son temps. Attendu de connaître le sort des armes et le destin des hommes avant de s’annoncer.
L’ami fut prudent.
Il y en a donc un qui est plus ami que l’autre, qui en attend davantage. Et ce n’est pas le puissant Xi, maître de lui-même, peu susceptible d’être défié par un desperado de fortune qui est le plus quémandeur. Ce n’est pas lui qui aurait pâli et tremblé devant un « traître », frémi de vengeance, et nourri un monstre en son sein. Le sort du vassal Poutine est ainsi réglé. Pékin parie sur le prochain tsar.
L’INVENTION D’UNE NATION
Guillaume Tell hantait la première édition de ce livre. Le héros à l’arbalète disait beaucoup, me semblait-il, de la Suisse telle qu’elle veut apparaître : le souci jaloux de l’indépendance, la volonté farouche de n’avoir rien à redevoir au monde, un orgueil certain. Le défi de la pomme se voulait un test de précision, un tir à l’arc audacieux certes, mais à distance raisonnable. Une épreuve, pas si risquée au fond. Il y avait là déjà une réserve, un avant-goût de l’âme ramassée.
La “Suisse, l’invention d’une nation” est paru en 2017 aux éditions Nevicata. Mais nous venons de publier une nouvelle version, en avril 2023, qui comprend de nouveaux chapitres, et une interview de l’écrivain Giuliano da Empoli. Je vous propose ici le nouvel avant-propos.
Guillaume Tell hantait la première édition de ce livre. Le héros à l’arbalète disait beaucoup, me semblait-il, de la Suisse telle qu’elle veut apparaître : le souci jaloux de l’indépendance, la volonté farouche de n’avoir rien à redevoir au monde, un orgueil certain. Le défi de la pomme se voulait un test de précision, un tir à l’arc audacieux certes, mais à distance raisonnable. Une épreuve, pas si risquée au fond. Il y avait là déjà une réserve, un avant-goût de l’âme ramassée.
Tout cela reste. Mais la guerre en Europe bouscule la Suisse comme le monde. Quand la Russie entreprend l’invasion de l’Ukraine, le pays vit quelques jours en suspens. Puis, elle adopte soudain toutes les sanctions que l’Union européenne décrète. Surprises, l’Amérique et l’Europe saluent le geste : la Suisse neutre a pris position. Elle qui avait réussi à échapper à l’embrasement de deux guerres mondiales, non sans ambiguïtés ni compromissions, choisit cette fois clairement son camp. Rester à l’écart, ne pas se mêler des affaires des autres, mais panser leurs plaies, et vivre heureux, le programme qui nous convenait si bien ne sonne plus honorablement.
Plus possible de biaiser. Les conséquences sont immédiates. La Russie annonce que la Suisse rejoint ses ennemis, et elle lui dénie toute crédibilité à jouer les bons offices. La neutralité qui nous qualifie depuis des siècles, avec tout ce que cela suggère de raisonnable, de sentiments nobles, d’intentions délicates, de volonté de ne froisser personne, cette neutralité-là ne serait donc pas un concept absolu, fixé dans le granit, un impératif catégorique ? En fait, il ne l’a jamais été vraiment, mais nous n’osions pas nous l’avouer. Ce n’est pas en se tenant loin du monde que la Suisse est plus vertueuse que les autres. Le renversement surprend malgré tout. Inimaginable il y a peu encore, il révèle une évolution profonde de la société, un changement de génération. Ses voisins immédiats l’incitent à sortir de sa zone de confort, à prendre des risques. « L’Europe s’est mise à bouger beaucoup plus vite que nos glaciers », disait autrefois l’écrivain Nicolas Bouvier[1].
L’hésitation déjà est révélatrice du moment d’effroi qui l’a saisie avant de se lancer bravement dans l’inédit. La Suisse craint l’erreur de jugement, qui la condamnerait devant l’Histoire.
Si nous nous étions abstenus, les Européens ne l’auraient pas compris, ils nous l’auraient fait payer. Le reproche d’égoïsme aurait immanquablement ressurgi, gâtant notre réputation, mettant à mal notre bonne foi. Le pays est lent, il s’est montré véloce. Les trois jours de réflexion que le gouvernement s’est accordés sont au fond peu de choses quand on considère le chemin parcouru. Mais ils ont paru terriblement longs. La guerre en Europe modifie la perception du temps.
L’hésitation déjà est révélatrice du moment d’effroi qui l’a saisie avant de se lancer bravement dans l’inédit. La Suisse craint l’erreur de jugement, qui la condamnerait devant l’Histoire. « Il faut toujours que des millions d’heures oisives s’écoulent dans le monde avant que n’apparaisse une heure d’une réelle importance historique », observe Stefan Zweig. La décision du Conseil fédéral est de ces heures-là, décisive.
La Suisse s’interroge donc. La neutralité ne devrait-elle pas être active, solidaire, ou coopérative, à choix ? Ou au contraire originelle, pure, absolue ? La question se pose, comme si le mot ne définissait plus la chose. Comme si la neutralité exigeait une précision, un qualificatif qui lèverait l’ambiguïté, réelle ou supposée. Mal nommer les choses, ce serait ajouter au malheur du pays. Tout Suisse a son avis. Certains sont effrayés. L’Union démocratique du Centre, encouragée par son inspirateur Christoph Blocher, lance une initiative réclamant la neutralité stricte, interdisant les sanctions contre un État belligérant. Le président du parti du Centre, Gerhard Pfister, juge, lui, au contraire, qu’il faut aller plus loin, livrer des armes à l’Ukraine, par exemple. Des experts militaires conseillent d’examiner sérieusement l’adhésion à l’OTAN. « A l’heure où la Finlande et la Suède décident de rejoindre l’OTAN, que signifie ce statut hérité des guerres du 19e siècle et qui a fait ses preuves de manière plus ou moins convaincante au cours des guerres du 20e siècle ? », analyse l’ancien ambassadeur suisse François Nordmann, dans le quotidien « Le Temps ». Il nous incite à nourrir concrètement le concept de neutralité, pas seulement à le brandir. La sécurité en Europe, c’est l’OTAN, il n’y a plus de doute. Et la Suisse, sans vouloir y adhérer, fait le choix, en revanche, de s’en approcher, au moins opérationnellement. La neutralité ne la retient pas.
La France, elle, rêve encore de jouer un rôle stratégique dans le monde. Besoin de grandeur d’un côté, envie de reconnaissance de l’autre. La France veut qu’on la craigne, la Suisse, qu’on l’aime.
Je suis à l’ambassade de Suisse à Paris cet automne 2021. Micheline Calmy-Rey, ancienne présidente de la Confédération, y défend l’idée que l’Europe pourrait, elle aussi, s’inspirer des institutions suisses, et adopter la neutralité. Ce que d’autres considèrent comme une faiblesse, elle en fait une force. Une politique de neutralité lui permettrait peut-être, dit-elle, d’unifier ses membres comme jadis elle permit à la Suisse de rassembler ses cantons. François Hollande, présent, écoute poliment. L’ex-président de la France sourit de la « provocation », mais il balaie vite la suggestion. Le monde est toujours aussi dangereux, dit-il, et seule une politique européenne de puissance, voire d’intervention, peut y répondre. Rien de ce qui se passe dans le monde ne peut la laisser indifférente. La « promotrice de la suissitude » pêcherait donc par naïveté.
Echange révélateur de ce que la Suisse signifie au monde. Elle se veut un havre de paix où l’on se rend les armes déposées à la porte. L’interlocutrice par excellence, experte à ramener la paix, par la grâce du dialogue, tout en étant prête à sanctionner ceux qui violent le droit international. Un « en même temps » idéal qui absout de tout. La France, elle, rêve encore de jouer un rôle stratégique dans le monde. Besoin de grandeur d’un côté, envie de reconnaissance de l’autre. La France veut qu’on la craigne, la Suisse, qu’on l’aime.
Si l’on réfléchit bien, la neutralité n’est plus vraiment aujourd’hui un bouclier sécuritaire. Ce n’est plus une affaire de défense nationale comme on le concevait autrefois. Le mythe est né à la fin de la Seconde guerre mondiale. La neutralité nous aurait protégé de tout, et notamment de l’invasion hitlérienne. Elle est, en revanche, un élément essentiel, et sans doute constitutif, de notre identité. La conviction, largement partagée, que la neutralité est au cœur de notre ADN, imprimée donc dans notre âme, mais qu’elle n’interdit pas de penser le monde et d’y agir.
En construisant des milliers d’abris antiatomiques dans tout le pays, la Suisse a suscité l’ironie du monde entier. Depuis, la guerre en Ukraine, nous procédons au recensement méthodique des abris, nous notons soigneusement l’adresse, nous chronométrons le temps qu’il faut pour nous y rendre. Lorsque nous possédons un abri privé en sous-sol, nous vérifions la porte blindée ; elle est lourde, souvent grinçante. Nous débarrassons l’abri des bouteilles et des pots de confiture, nous envisageons de démonter le « carnotzet ». Vous avez tous ri à nos obsessions, voilà que la réalité nous rattrape.
Retour en arrière. Nous sommes au début des années 2000. J’accomplis mon service militaire dans un bunker aménagé pour la communication en temps de guerre du Conseil fédéral. Il a été creusé à flanc de montagne, près d’un lac, dans le canton de Berne. Je ne peux préciser davantage, secret militaire oblige. Il est vrai que l’immense parking à l’entrée du bunker, en pleine campagne, a dû être repéré depuis longtemps. C’est là que le Conseil fédéral pouvait utiliser des studios de radio et de télévision pour communiquer avec le pays. Tout était prêt à fonctionner. A voir le président ukrainien Volodymyr Zelensky enregistrer des vidéos dans la rue grâce à un smartphone, on se dit qu’il n’est plus nécessaire de s’enterrer pour cela. A propos, dans nos scénarios stratégiques, l’ennemi était rouge, toujours, et déjà.
En revanche, la guerre n’a pas influé sur nos relations avec l’Union européenne. La Suisse rechigne toujours autant à rejoindre cette grande Europe. Elle veut bien se rapprocher de l’OTAN, miser sur l’organisation de défense pour assurer sa sécurité, mais l’adhésion à l’Union européenne lui fait toujours autant peur. En 2022, le rapport du Conseil fédéral sur l’OTAN a été approuvé sans contestation, ni éclat. Le rapport sur l’Europe a été rangé subrepticement dans un tiroir.
Pour capter l’âme, vaut-il mieux être bon public ou lecteur sévère ? Je ne crois pas qu’on puisse attraper l’âme avec de mauvais sentiments. Cela ne sert à rien de la brusquer, on risque de la faire fuir dans les tréfonds obscurs. Il faut s’en faire l’interprète attentif et bienveillant. L’âme s’apprivoise. Même le diable a échoué, rapporte la légende, lorsqu’il a proposé son pacte aux gens de la vallée de la Reuss, sur la route du Saint-Gothard : soit, la construction d’un pont indestructible sur la rivière, en échange d’une âme. De toute façon, il n’existe pas « d’exactitude de l’âme », dit l’écrivain autrichien Robert Musil, qui s’est installé à Genève, en 1939, et dont les cendres sont dispersées sur le mont Salève. Voilà qui nous sert opportunément d’excuse.
Nous nous choisissons donc des héros à notre mesure. Tell était malin, précis, froid. Ni Ulysse fuyant et retors, ni Achille ombrageux.
Chez Tell, il y a de la bravoure, mais pas de panache. Le suspens de la flèche n’en est pas un. Le coup de la pomme ne nous fait pas frémir. Le héros est un fonctionnaire consciencieux, qui fait le job. Viser la pomme sur la tête de son fils est un travail comme un autre, il suffit d’être à l’heure, et précis. La précision chirurgicale est ennuyeuse. Je ne crois pas que nous soyons doués pour la poésie. « On ne parviendra pas au cœur de la névrose et de la psychose sans l’aide de la mythologie et de l’histoire de la civilisation », assure le psychiatre suisse Carl Gustav Jung. Nous nous choisissons donc des héros à notre mesure. Tell était malin, précis, froid. Ni Ulysse fuyant et retors, ni Achille ombrageux.
Les temps changent, nous envisageons sérieusement d’élire un nouvel héros. Roger Federer, le champion de tennis est la personnalité la plus admirée et la plus aimée du moment. Il prend sa retraite. Nous établissons la liste définitive de ses exploits. La sanctification exige cet inventaire. Il rejoint le Panthéon de nos dieux. Ferdinand Hodler peint Guillaume Tell bras droit levé disant stop, le corps lourd, l’assise solide, prêt à faire barrage. Federer, lui, monte au filet, smashe, prend des initiatives heureuses de légèreté. Il danse. Tell est le héros de la résistance, Federer, le héros de la conquête. La Suisse se voit comme ça désormais : tout en initiative, en coups slicés, fière qu’on la distingue et l’applaudisse, vive, moins soucieuse de discrétion. Elle brode un nouveau récit. J’en suis conscient. Je m’en amuse. Elle est entrée dans le 21e siècle. Il fallait bien ce deuxième livre.
[1] Nicolas Bouvier, Du coin de l’œil, Ed. Héros-limite, p. 158.
Lupa n’est pas Dieu
Le 13 février 2010, la comédienne Joanna Szczepkowska fit scandale à la première de la pièce « Persona: Simone’s Body » de Krystian Lupa. Sur la scène du Théâtre dramatique de Varsovie, elle montra soudain ses fesses au public, ce qui surprit, car ce n’était pas prévu au script. La vengeance du maître fut terrible, à la hauteur du sacrilège. « Je vais te détruire ! », lui jeta-t-il, lui promettant une mort artistique assurée …
Le 13 février 2010, la comédienne Joanna Szczepkowska fit scandale à la première de la pièce « Persona: Simone’s Body » de Krystian Lupa. Sur la scène du Théâtre dramatique de Varsovie, elle montra soudain ses fesses au public, ce qui surprit, car ce n’était pas prévu au script. La vengeance du maître fut terrible, à la hauteur du sacrilège. « Je vais te détruire ! », lui jeta-t-il, lui promettant une mort artistique assurée.
La comédienne s’était mise à nu pour dénoncer la maltraitance du maître. Mais le geste, si spectaculaire qu’il fut, ne recueillit que désapprobation, et la malheureuse dut subir les foudres du dramaturge, et répondre de sa rébellion. Le dévoilement de ses rondeurs était une alerte. Il ne fut pas compris comme tel.
Je repensai à cet épisode en apprenant que la direction de la Comédie de Genève interrompait les répétitions de Krystian Lupa pour mauvais traitements et harcèlement des équipes. Toutes les comédiennes et tous les comédiens connaissent Krystian Lupa et le prix à payer pour côtoyer le génie. Jouer chez lui, c’est prendre sur soi, taire sa souffrance, espérer grapiller un peu de l’aura du génie, et gagner une ligne avantageuse sur son CV. C’est aussi la promesse de jouer, donc de gagner sa vie. Et personne ne veut tenter le diable, et risquer la mort artistique, celle qu’il brandit autrefois.
Tout le monde sait que Christian Lupa est un égocentrique, ce n’est pas encore un crime, tout juste un gros défaut. Mais il est aussi un pervers, et là c’est déjà plus dangereux. Un manipulateur aussi, et il est donc temps de s’en éloigner.
La décision de Natacha Koutchoumov et Denis Maillefert n’en est que plus remarquable, et courageuse. Ils ont mis fin aux agissements du méchant homme. Les langues se délient comme souvent dans ce genre d’affaires. En Pologne, les victimes sortent du silence, et osent la critique. A la sidération succède la colère. Le dramaturge ne jouit plus de l’immunité.
Krystian Lupa, lui, admet tout juste avoir parlé un peu fort. Dans une interview hallucinante au quotidien polonais Gazeta, un Lupa arrogant ironise sur ces Suisses si sensibles, si neutres, et incapables de grandes choses si on ne les bousculait pas un peu. Le génie exigerait cette soumission des corps et des esprits. A Genève, on ne comprendrait rien à la création, encore moins au génie. Mieux, la loi sur le travail devrait être différente dans un théâtre et dans une usine de chocolat, dit-il. La fin justifierait les moyens. Le sublime serait à ce prix.
A propos, quel est ce prix ? Les équipes techniques de la Comédie dénoncent un manque de respect, des réprimandes, des moqueries, des aboiements, des scènes d’ivresse et d’humiliation. La vodka mauvaise du costumier et assistant de Lupa n’aurait pas facilité les choses, et pas aidé au surgissement de la poésie.
En réalité, rien ne justifie la violence. Krystian Lupa est dans le déni absolu. Il tient un discours de la méthode dépassé, à bien des égards insupportable. Il était temps de l’arrêter.
Le dramaturge si fier de mettre en scène les émotions les plus nobles ignorent curieusement le ressenti de ses collègues. Lui, si soucieux de la valeur de la parole dans le processus créatif, dénie celle de ses équipes.
Le dramaturge peut-il s’arroger le droit de maltraiter les comédiens et les techniciens au nom de l’intérêt supérieur de l’art ? En réalité, rien ne justifie la violence. Krystian Lupa est dans le déni absolu. Il tient un discours de la méthode dépassé, à bien des égards insupportable. Il était temps de l’arrêter.
Homo homini lupus est, l’homme est un loup pour l’homme, a dit Plaute. Un Lupa aveuglé fut un loup pour le théâtre. Dans les Bacchantes d’Euripide, la reine ivre s’en prend à son fils, et le tue, croyant avoir affaire à un lion. Mais nous sommes au théâtre, et Euripide, lui, n’a souhaité la mort de personne.
Photo de groupe au château Mimi
La photo s’étire en largeur. C’est qu’ils sont nombreux les participants à la Communauté politique européenne, la CPE. Sur l’estrade, il y a les membres de l’Union européenne, les candidats, les non-candidats, et tous les autres, quémandeurs impatients, que l’on a invités en amis. Il y a la Suisse aussi. L’Europe quoi. Ils ont l’air heureux, mais ils ne se serrent pas les uns contre les autres comme nous le faisons instinctivement quand nous prenons une photo de groupe, et qu’il faut bien capter tout le monde. Là, au château Mimi, près de Chisinau en Moldavie, ils ont préféré le grand angle à l’intimité. Une manière d’afficher leur unité, tout en préservant le quant-à-soi …
La photo s’étire en largeur. C’est qu’ils sont nombreux les participants à la Communauté politique européenne, la CPE. Sur l’estrade, il y a les membres de l’Union européenne, les candidats, les non-candidats, et tous les autres, quémandeurs impatients, que l’on a invités en amis. Il y a la Suisse aussi. L’Europe quoi. Ils ont l’air heureux, mais ils ne se serrent pas les uns contre les autres comme nous le faisons instinctivement quand nous prenons une photo de groupe, et qu’il faut bien capter tout le monde. Là, au château Mimi, près de Chisinau en Moldavie, ils ont préféré le grand angle à l’intimité. Une manière d’afficher leur unité, tout en préservant le quant-à-soi.
La CPE est cette construction indécise que le président français a imaginée pour contenir les ardeurs des « orientaux » pressés de s’ancrer à l’espace européen. On y discute plein de choses, on papote, on ne décide de rien, on fait la photo. Elle est soit l’antichambre où il faut patienter avant d’être reçu de plein droit dans l’UE, soit le purgatoire, mais sans promesse de rédemption. Cela ne veut pas dire que la CPE ne sert à rien. Elle permet d’afficher à la face du monde le soutien indéfectible à l’Ukraine. Elle montre à voir l’Europe, la grande, la puissante, celle des valeurs communes, celle qui ose défier le dictateur russe. C’est déjà appréciable.
Le choix de se réunir en Moldavie n’est pas innocent. Le pays connaît une province sécessionniste, la Transnistrie, agitée par les Russes où ils ont déjà une base militaire. Le petit pays redoute le belliqueux voisin. Comme les pays baltes, la Géorgie, et d’autres. Mais la CPE n’offre ni sécurité ni promesse de prospérité. Zelensky, invité de droit à la rencontre de Mimi plaide justement : « Tous les pays européens qui ont une frontière avec la Russie et qui ne veulent pas que la Russie leur arrache une partie de leur territoire doivent être membres à part entière de l’OTAN et de l’Union européenne ».
Pour l’UE, le ciel peut attendre, l’adaptation au marché unique exigeant du temps et du travail. Et pour l’OTAN, c’est compliqué tant que la guerre est en cours.
Si la CPE n’est pas la solution rêvée, ni adéquate, elle ne révèle pas moins l’émergence de l’Est de l’Europe, et la prise en compte de leur influence. La guerre en Ukraine a servi d’électrochoc. La guerre est à nouveau possible en Europe, on ne vit plus innocent dans la douce Europe, tout occupée à son bien-être et au plaisir de jouir de la vie. Les missiles la frappent à nouveau.
Toujours à l’Est, un jour plus tôt, à Bratislava, en Slovaquie. Le président Macron entonne un nouveau chant. "D'aucuns vous disaient alors que vous perdiez des occasions de garder le silence. Je crois aussi que nous avons parfois perdu des occasions d'écouter", dit-il. Être à l’écoute, ne plus juger avec condescendance la voix de nos amis de l’Est, voilà une révolution dans la pensée géopolitique. Un acte de contrition que le président français a pris sur lui, au nom des Européens. Ceux de l’Ouest s’entend, ceux qui étaient du bon côté du Mur, et qui forts de leur liberté et de leur prospérité étaient heureux comme Dieu en France. Oubliant le sort des pays sous le joug soviétique, sacrifiés à Yalta. Le sort de l’Europe libre était à ce prix : abandonner nos frères et sœurs de l’Est. Nous nous en sommes contentés jusqu’en 1989.
L’aveu sonne tard, mais il a le mérite d’exister. Sur les terres orientales, Macron se devait parler la langue de l’Est, et ne pas faire preuve de mauvais goût en réitérant ses réserves sur d’éventuels nouveaux adhérents à l’Union européenne comme il le fit en 2019. Élargir au-delà des 27 acteurs actuels de la CE lui semblait alors nuire à l’efficacité de l’Union, il en faisait en tous cas un argument décisif pour fermer la porte au nez des candidats. Il accepte désormais l’idée d’accueillir des pays plus vite que prévu.
Le président Macron voudrait aller plus loin encore. Il plaide pour une défense européenne que les États voisins de la Russie ont bien de la peine à considérer sérieusement. L’OTAN reste à leurs yeux la meilleure garantie de sécurité à l’heure actuelle. Même si le retour possible de Trump à la présidence des Etats-Unis en novembre 2024 laisse planer une menace sur la volonté des Américains de soutenir indéfiniment l’Ukraine.
L’Est n’est plus à l’Est. L’Est est au centre. La géopolitique européenne a glissé comme une plaque tectonique venant heurter de plein fouet une concrétion dangereuse dont on avait douté de la force et de la malignité.
Le ciel ne peut pas attendre
Ces F-16 vrombissants qui vont strier le ciel ukrainien sont-ils l’armes fatale qui décidera in fine du sort de la guerre ? On l’ignore. A chaque livraison supplémentaire d’armes et de munitions, on a pu penser que c’était là le tournant décisif. Mais il est vrai qu’en donnant son accord à la livraison des avions à Zelensky, Joe Biden donne un sérieux coup de pouce aux efforts des Ukrainiens pour repousser l’envahisseur russe, et sauvegarder leur indépendance.
Ces F-16 vrombissants qui vont strier le ciel ukrainien sont-ils l’armes fatale qui décidera in fine du sort de la guerre ? On l’ignore. A chaque livraison supplémentaire d’armes et de munitions, on a pu penser que c’était là le tournant décisif. Mais il est vrai qu’en donnant son accord à la livraison des avions à Zelensky, Joe Biden donne un sérieux coup de pouce aux efforts des Ukrainiens pour repousser l’envahisseur russe, et sauvegarder leur indépendance.
Le F-16 est une arme redoutable. Un chasseur polyvalent, bardé de radars et de capteurs, qui peut engager un combat aérien avec des dispositifs électroniques supérieurs, assurer la police du ciel, soutenir les troupes au sol, mais aussi bombarder au loin. C’est d’ailleurs ce qui inquiète Moscou. Et qui perturbe ceux qui ne cessent de brandir la menace de l’escalade. Curieusement, la perspective d’une frappe éventuelle sur le territoire russe les affole davantage que l’invasion actuelle de l’Ukraine.
Poutine ne gagnera pas la guerre. Après la chevauchée fantasque de son armée, le voici dans l’attente, et le repli. Il n’est plus dans l’initiative. La prise de de Bakhmout ne change pas la donne. Il redoute les contre-offensives ukrainiennes, fait face aux récriminations de Prigogine, dont le jeu ambigu en fait un allié louvoyant et peu sûr, il voit Zelensky parcourir le monde, rencontrer la Ligue arabe, puis le G7.
Le président ukrainien, comme toujours, trouve le mot juste pour chacun. A Djedda, le rappel opportun du sort des Tatars musulmans de Crimée, persécutés par la Russie. A Hiroshima, un appel au bon sens de dirigeants peu empressés jusqu’ici de se ranger du côté de l’Occident comme l’Inde ou le Brésil.
Le premier ministre de l’Inde, Narendra Modi, a d’ailleurs eu un mot bienveillant qui sonne d’une manière particulière dans le discours diplomatique : « Je comprends votre souffrance », a-t-il dit à Zelensky. A Samarcande, il y a quelques mois, Modi avait déjà dit à Poutine que l’heure n’était pas à la guerre. Ce n’est pas encore un soutien, bien sûr, mais on sent que les équilibres géopolitiques sont peut-être en train de bouger. L’aventure poutinienne met à mal la planète, et il devient compliqué de ne pas la considérer pour ce qu’elle est, à savoir un plan foireux, et qui embarrasse tout le monde, quel que soient ses positions.
La décision de Joe Biden désespère ceux qui espèrent encore et toujours que Zelensky lâche du territoire aux Russes et accepte d’abandonner une partie de son pays. Ce qu’ils nomment un compromis, et qui est en fait une acceptation d’un coup de force. Autrement dit, une capitulation. La propagande du Kremlin joue à plein. La fin des hostilités est pourtant simple : Poutine retire ses troupes du territoire ukrainien, et c’est la cessation quasi immédiate des combats.
Un choix impossible aux yeux d’un dictateur. Les F-16 arrivent ainsi à point dans le ciel ukrainien. Il faudra compter avec eux.
IA, l’angoisse du Dr Hinton
Le monstre se retrouva sur la plaine de Plainpalais à Genève. Il regarda le mont Salève, et en quelques bonds de géant, il s’enfuit sur les hauteurs. Le Dr Frankenstein observa au loin, atterré, la bête qu’il avait créée : « J’avais, hélas ! lâché sur le monde une créature dépravée, qui se délectait du mal qu’elle pouvait faire à autrui… »
Le monstre se retrouva sur la plaine de Plainpalais à Genève. Il regarda le mont Salève, et en quelques bonds de géant, il s’enfuit sur les hauteurs. Le Dr Frankenstein observa au loin, atterré, la bête qu’il avait créée : « J’avais, hélas ! lâché sur le monde une créature dépravée, qui se délectait du mal qu’elle pouvait faire à autrui… »
Je pensais au roman de Mary Shelley en lisant l’autre jour dans le New York Times, l’angoisse de Geoffrey Hinton, considéré comme le parrain de l’intelligence artificielle. Le scientifique démissionnait de Google, et se frappait la poitrine dans un spectaculaire exercice public de contrition. L’IA était grosse de tous les dangers, annonçait-il.
Avec la création de ChatGPT, le profane sait désormais, à peu près, et enfin, ce que peut faire concrètement l’intelligence artificielle. Mais on n’a encore rien vu. « Il est difficile de voir comment vous pouvez empêcher les mauvais acteurs de l'utiliser pour de mauvaises choses », explique le Dr. Hinton. Qui se console, en se disant que si ce n’était pas lui qui avait développé la technologie, d’autres l’auraient fait. Le Dr Frankenstein avait les mêmes regrets. Le Dr Einstein, aussi.
Qu’est-ce qui motive le réveil, et le cri d’effroi, de Geoffrey Hinton ? Le chercheur voit tout le mal que la technologie utilisée à mauvais escient peut engendrer : l’évanescence des frontières du réel, l’impossibilité absolue de distinguer le vrai du faux, la création d’un univers factice et mensonger, la manipulation, et surtout, la fuite du monstre, si loin, si haut, que personne ne peut le rattraper. Qu’il nous échappe donc, et que la machine, programmée pour apprendre toute seule, décide in fine aussi toute seule de son futur, et de notre destinée. La vieille angoisse chimérique du robot qui prend le pouvoir. Les films qui en faisaient leur matériau étaient au fond de joyeux divertissements. Le récit de Hinton tient plutôt du cauchemar.
Le vieil homme ne cherche pas de notoriété tardive, il semble animé de regrets sincères. Il est bien placé pour s’émouvoir du potentiel immense de ce qu’il a contribué à créer.
J’ai toujours regardé avec circonspection ceux qui annonçaient le pire, qui vouaient aux gémonies l’arrivée du smartphone, l’émergence des réseaux sociaux, ou le succès des jeux en ligne, le web 2.0, et maintenant le web 3.0. Soit le malheur arrive, et vous être fiers de l’avoir annoncé le premier, ou alors rien ne se passe, et il suffit d’être patient, en affirmant que le pire n’est jamais improbable. Mais Geoffrey Hinton n’a rien du vieux grincheux. Le vieil homme ne cherche pas de notoriété tardive, il semble animé de regrets sincères. Il est bien placé pour s’émouvoir du potentiel immense de ce qu’il a contribué à créer.
Hinton n’est pas isolé. Tout ce que la planète compte en intelligences a signé une lettre ouverte fin mars pour inciter les entreprises à faire une pause dans le développement de l’IA. Les versions les plus récentes de ChatGPT les affolent. « Ces derniers mois, écrivent-ils, ont vu les laboratoires d’intelligence artificielle s’enfermer dans une course incontrôlée pour développer et déployer des cerveaux numériques toujours plus puissants, que personne – pas même leurs créateurs – ne peut comprendre, prédire ou contrôler de manière fiable ». C’est bien la perte de contrôle qui fait froid dans le dos.
Auteur du best-seller "Sapiens : une brève histoire de l'humanité", l'historien israélien Yuval Noah Harari, renchérit : « L'IA est radicalement différente, elle peut se programmer elle-même, produire une intelligence artificielle plus puissante, elle peut aussi décider ce qu'elle veut faire de nous ou encore créer de nouvelles idées par elle-même ».
La légende de Frankenstein était née. Et elle allait devenir l’un des mythes les plus évocateurs de notre temps, si marqué par l’horreur des catastrophes engendrées par les développements de la science.
L’usage mauvais de l’IA n’est pas encore complètement identifié. La perversité des humains est infinie. Certains pensent que ChatGPT pourrait jouer un rôle crucial lors de l’élection présidentielle aux Etats-Unis en 2024. On se souvient que c’est là-bas déjà, qu’Obama avait testé, avec succès, le recours aux datas, lui permettant de cibler au mieux les électorats les plus hésitants. Les officines de campagne ne vont pas se priver d’outils au potentiel ravageur.
Frankenstein, c’est le monstre que l’écrivaine Mary Shelley imagina en juin 1816 sur les bords du lac Léman, un jour d’orage, défiant son ami, lord Byron, et son mari, Percy. Elle les surpassa par son opiniâtreté, car elle alla au bout de l’exercice, publiant le roman en 1818. La légende de Frankenstein était née. Et elle allait devenir l’un des mythes les plus évocateurs de notre temps, si marqué par l’horreur des catastrophes engendrées par les développements de la science.
Sur la plaine de Plainpalais, on a érigé une statue de bronze, grandeur nature aurais-je envie de dire, pour évoquer le monstre. Je passe devant. Je m’arrête. Je ne sais pas si je dois sourire, ou m’effrayer. De fait, le roman captive, la statue fait peur.
Kamala, à un battement de cœur
Elle est là, mais ne fait que passer, très vite. Image furtive, mais elle est bien là. Souriante, active, et sa vivacité illumine la scène. Il faut revoir la séquence, ajuster la focale, oublier un peu le candidat naturel qui occupe le devant de la scène, pour la saisir, elle.
Elle est là, mais ne fait que passer, très vite. Image furtive, mais elle est bien là. Souriante, active, et sa vivacité illumine la scène. Il faut revoir la séquence, ajuster la focale, oublier un peu le candidat naturel qui occupe le devant de la scène, pour la saisir, elle. Sans elle, le tableau ne serait pas complet, comme un film qui manquerait d’un second rôle à la hauteur. Et Joe Biden le sait qui la projette dans une nouvelle campagne pour la présidence.
Kamala Harris est de retour, serait-on tenté de dire. Non qu’elle ait disparu, mais elle s’était faite discrète. Première femme de couleur accédant à la vice-présidence, beaucoup la voyait déjà succéder quatre ans plus tard à Joe Biden, après une carrière fulgurante de procureure générale de la Californie, puis de sénatrice, traversant le ciel des Etats-Unis d’Ouest en Est, comme une météorite. Mais la vice-présidence l’a un peu éteinte, ce qui est le propre de la fonction.
Le ticket pour la présidence n’est jamais banal. L’homme ou la femme qui escorte le candidat doit apporter d’autres qualités, mobiliser d’autres électorats. Mais il cèle un autre enjeu, peu débattu. C’est Lyndon Johnson qui l’a mis en lumière, expliquant tout à trac son choix modeste d’être sur le ticket de J.F. Kennedy : « Un président sur quatre, disait-il, est mort en exercice, je suis à un battement de cœur de la présidence ! ».
Là, on regarde Kamala Harris sous un jour nouveau. Elle n’est pas que candidate à la vice-présidence, elle sera potentiellement appelée à la présidence. Car Joe Biden aura 82 ans en 2024. Les Démocrates proposent deux présidents à la fois, en quelque sorte. Ce qu’a résumé Nicky Halley, la candidate républicaine, d’une formule assassine, en disant : Joe Biden va mourir, voter Biden, c’est porter Harris à la présidence.
Le second rôle appelle à modestie. Il s’agit de ne pas prendre la lumière à la place du premier rôle, ni de brûler la politesse à qui de droit. Mais Kamala a beaucoup fait dans la discrétion, non qu’elle l’eût souhaité, mais parce qu’elle a semblé timide dans la fonction. Est-elle prête, alors qu’elle a semblé jusqu’ici un peu perdue ? A-t-elle suffisamment appris, car la campagne lui sera rude et ne l’épargnera pas ?
Les Républicains n’auront pas grand-chose à lui reprocher, sauf à ressasser tous les jours qu’il est vieux, ce que tout le monde sait, et qui n’est pas encore un défaut.
Attaquer Biden ne sera pas facile. Son bilan est plutôt bon, l’économie va bien, il a réussi à faire voter des lois importantes, il a su gérer parfaitement la crise ukrainienne, et mener la coalition pour sauver le peuple ukrainien. Les Démocrates ne sont pas enchantés malgré tout comme le montrent les derniers sondages, mais ils ne voient pas d’alternative. Les Républicains, eux, n’auront pas grand-chose à lui reprocher, sauf à ressasser tous les jours qu’il est vieux, ce que tout le monde sait, et qui n’est pas encore un défaut.
En s’inscrivant à nouveau sur le ticket pour la présidence, Kamala Harris se prépare à capter la lumière. Elle multiplie les apparitions. Elle s’est engagée hardiment dans la défense des libertés civiles et du droit à l’avortement. Elle investit la scène internationale. Elle a fait une tournée en Afrique fin mars qui l’a conduite notamment au Ghana, à Cape Coast, le port d’embarquement des esclaves, où elle a su parler avec le cœur, évoquant sa mère indienne et son père jamaïcain noir. A la Conférence sur la sécurité de Munich, en février, c’est elle qui a porté l’accusation contre la Russie pour crimes contre l’humanité.
Joe Biden a besoin plus que jamais d’une Kamala Harris qui étincelle. Et qui soit, elle aussi, prête pour éventuellement accomplir la mission : « Let’s finish the job ! ».
Le prix du mensonge
C’est le prix du mensonge : 787,5 millions de dollars. C’est assez précis, et plutôt impressionnant. Une somme que la chaîne américaine Fox News va verser à l’entreprise Dominion Voting Systems. Un compromis qui permet à la chaîne d’éviter de longues semaines de procès …
C’est le prix du mensonge : 787,5 millions de dollars. C’est assez précis, et plutôt impressionnant. Une somme que la chaîne américaine Fox News va verser à l’entreprise Dominion Voting Systems. Un compromis qui permet à la chaîne d’éviter de longues semaines de procès, où les turpitudes de ses éditorialistes stars auraient été exposées ad nauseam, et où Robert Murdoch, le patriarche historique, aurait dû venir témoigner, piteusement.
Il y a le prix, et l’aveu qu’il sanctionne : la chaîne reconnaît de fait que certaines affirmations répétées à l’antenne après la défaite de Trump étaient fausses. Ou plus exactement que ceux qui les professaient à l’antenne savaient qu’elles étaient fausses, mais qu’ils les ont sciemment défendues croyant plaire ainsi à leur public. Eh oui, les machines à voter ont parfaitement fonctionné, n’en déplaise à l’ex-président.
Fox News s’est inscrit dans la ligne de la « vérité alternative », selon le mot astucieux de Kellyanne Conway, conseillère du président américain Donald Trump, se disputant, en janviers 2017, avec les journalistes, sur l’affluence réelle à la cérémonie d’investiture du Donald Trump, et soutenant envers et contre tous qu’il n’y avait jamais eu autant de monde lors d’une investiture. Elle ne voyait là aucune malignité, juste une autre manière de voir les choses. Comme si le fait de colporter de fausses nouvelles devait être considérée comme la relation ingénue d’un autre point de vue. Depuis, la « vérité alternative » a fait fortune, et pollue le débat public.
Qu’un média national de l’envergure de Fox News adopte cette logique du « mensonge vrai », et invoque la liberté de la presse pour dire n’importe quoi, est une autre raison de s’en alarmer. Les médias ne cessent de plaider leur professionnalisme, leur souci de l’équilibre et de l’exactitude. Des valeurs qui les distinguent de tout ce que l’on peut pêcher dans le marais fongeux des réseaux sociaux. En manquant singulièrement d’éthique, les éditorialistes de Fox News ont nui profondément à la crédibilité des médias.
La « vérité alternative » ne saurait être l’argument ultime du marketing, comme l’ont cru à tort les éditorialistes de la chaîne. Elle n’est pas innocente, ni sans risques. Elle conduit à des catastrophes comme l’a montré l’assaut furieux du Capitole par une foule en délire, chauffée à blanc par l’imprécateur.
787,5 millions de dollars : c’est le plus gros règlement jamais atteint dans une affaire de diffamation.
Les Maga ne croient pas tous à la fraude invoquée par Trump, mais ils s’ingénient à le croire, car cela leur fait du bien, et les conforte dans le sentiment qu’ils appartiennent à un autre monde. Ils erraient sans parti, sans maître à penser, ils trouvent là une famille, et un chef, où leur ignorance n’est pas stigmatisée. Ils ont droit de penser n’importe quoi, et de le dire bruyamment. Le président Trump leur a montré l’exemple. Il les a confortés dans leur vice, il les a flattés à l’envi.
787,5 millions de dollars : c’est le plus gros règlement jamais atteint dans une affaire de diffamation. « Le règlement que nous avons négocié a atteint deux objectifs critiques, dit John Poulos, le cofondateur et CEO de Dominion, dans une tribune dans le New York Times : permettre à nos employés et à nos clients d'aller de l'avant, et frapper Fox là où cela fait le plus mal : son compte bancaire ».
Il aura fallu l’opiniâtreté de l’entreprise, la menace du procès et l’appréciation du verdict pour que Fox capitule. Ce n’est pas le cas de Donald Trump. Pas encore.
Mourir pour Dantzig, Kiev et Taïwan
« Moi, en tout cas, je ne mourrais pas pour Taïwan ! » Cri du cœur d’une éditorialiste française, il y a quelques jours, à qui l’on faisait remarquer que les propos du président Macron à son retour de Chine n’étaient pas appropriés.
« Moi, en tout cas, je ne mourrais pas pour Taïwan ! » Cri du cœur d’une éditorialiste française, il y a quelques jours, à qui l’on faisait remarquer que les propos du président Macron à son retour de Chine n’étaient pas appropriés. Le sort de Taïwan ne la concernait pas, l’île était très loin de l’Europe, trop pour que l’on s’en souciât vraiment.
L’interjection doit beaucoup à un égoïsme bien compris, volontiers partagé par bien des Européens, et relève de la Realpolitik la plus pure. A suivre l’éditorialiste, la défense de l’indépendance relèverait de la proximité géographique, et non du principe universel des droits humains. Une loi de proximité pas toujours respectée si l’on songe aux tergiversations de l’Union européenne lorsqu’il s’est agi de porter secours à l’Ukraine voisine, assiégée.
Ce qui est troublant, c’est d’entendre la réserve exprimée au cœur même de la patrie des droits de l’homme. Emmanuel Macron mettant sur un même pied la Chine de Xi et l’Amérique de Joe, les reléguant à équidistance.
On se perd en conjectures sur les confidences du président. Aurait-il été séduit par les circonvolutions patelines du dictateur ? A-t-il été sensible à la munificence de l’accueil ? Le filtre des cérémonies n’était-il pas encore dissous lorsqu’il se confia aux journalistes dans l’avion qui le ramenait en France ? Un démocrate expliquant qu’il faut éviter de choisir entre un démocrate et un dictateur. Quelques heures plus tard, la Chine encerclait Taïwan.
L’Ukraine n’existerait plus sans l’engagement des Etats-Unis. Le moment est donc particulièrement mal choisi pour se distancer de l’Amérique, lui faire la leçon, s’en méfier.
On comprend bien que la France veuille jouer sa partition, exister diplomatiquement au milieu des Grands, disposer d’une liberté d’esprit et d’engagement. Mais ne pas prendre position, c’est encore prendre parti. La déclaration provoque la fureur des Américains. A juste titre. Certains ironisent sur une France pressée de les appeler à l’aide, fanfaronnant sur son besoin d’autonomie stratégique, mais incapable de la mettre en œuvre.
L’Ukraine n’existerait plus sans l’engagement des Etats-Unis. Le moment est donc particulièrement mal choisi pour se distancer de l’Amérique, lui faire la leçon, s’en méfier.
Les propos d’Emmanuel Macron alimentent la réflexion de ceux qui estiment aux Etats-Unis que les intérêts vitaux de l’Amérique ne sont pas concernés par ce qui se passe en Ukraine, qu’elle aurait tout intérêt à se concentrer sur l’Indo-Pacifique, et de laisser l’Europe gérer la question. Beaucoup craignent que les Etats-Unis doivent s’engager sur deux fronts en même temps, et qu’ils ne puissent disposer de ressources suffisantes pour les soutenir.
Mourir pour Dantzig comme on s’interrogeait autrefois, mourir pour Kiev, comme certains le redoutent aujourd’hui, mourir pour Taïwan peut-être demain, la question va se répéter dans ce monde fragilisé, où les empires montrent des appétits insatiables, multiplient les défis, et où la défense des droits fondamentaux aura un prix de plus en plus élevé.
La question de l’éditorialiste prend tout son sens. Quels sacrifices sommes-nous en effet prêts à consentir ?
Macron en Chine: le facteur Xi?
Il s’est donné pour mission de dompter les monstres de la géopolitique. Poutine d’abord, le poursuivant de coups de fil aussi insistants qu’inutiles. Xi désormais, autre empereur désireux d’étendre son empire.
Il s’est donné pour mission de dompter les monstres de la géopolitique. Poutine d’abord, le poursuivant de coups de fil aussi insistants qu’inutiles. Xi désormais, autre empereur désireux d’étendre son empire. Il est dans le caractère d’Emmanuel Macron de croire qu’à cœur vaillant rien n’est impossible. Une foi touchante qui le rend sympathique, touchant presque, loin de son pays.
Tout le monde a donc fait comme si. Les médias s’accrochant en pareilles circonstances aux signaux dits faibles, comme la durée des discussions, ou ce thé long partagé avec Xi à Canton. Emmanuel Macron a fait le voyage d’Orient pour convaincre la Chine d’œuvrer en faveur de la paix en Ukraine. Tel est le récit. Xi a d’excellentes relations avec Vladimir Poutine, dont il partage le discours acerbe contre la culture occidentale et dont il semble se montrer un allié bienveillant. C’est un fait. Mais la Chine a d’autres ambitions. Récupérer l’île de Taïwan, sans doute, mais surtout, s’imposer comme la première puissance au monde, et dépasser le rival américain.
Tout ce désordre provoqué par le coup du Kremlin ne l’enchante guère, même s’il ne le montre pas trop. Ce n’est pas bon pour les affaires. Il veut aussi éviter de nouvelles sanctions des Etats-Unis qui compliqueraient le commerce mondial. Ce n’est pas le moment de perdre encore des parts de marché alors que la croissance faiblit. La population chinoise vieillit, les jeunes sont moins désireux de rejoindre les usines, l’avenir se complique pour le géant asiatique. Et pour son président qui veut porter la Chine à la première place du monde, et qui en a fait un objectif ultime. Il n’est pas question qu’il de renonce à ses ambitions.
La position de la Chine est empreinte d’ambiguïtés. Elle chante volontiers des slogans avec Poutine, mais rechigne à lui fournir les armes décisives. Elle observe pateline que la Russie est un caillou dans la chaussure des Américains, qu’elle les occupe beaucoup, qu’elle épuise leurs énergies, et c’est toujours ça de pris.
La diplomatie est aussi faite de récits bien tournés.
La France voudrait peser sur les affaires du monde, à nouveau, comme autrefois, nostalgique d’une puissance passée. Emmanuel Macron n’a fait que renouveler l’exercice tenté par bien de ses prédécesseurs. Il mise sur son entregent et son habileté discursive. Cela ne suffit pas pour infléchir la politique chinoise. La France ne pèse pas tant. Avoir invité la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, n’a pas impressionné davantage Xi Jinping.
Les tapis rouges à peine enroulés, l’avion présidentiel déjà dans le ciel, en route pour la France, l’armée chinoise annonce qu’elle encercle l’île de Taïwan. Un exercice, à balles réelles. Une réponse au fait que la présidente de Taïwan ait été reçu en Californie par le président de la Chambre des représentants, le républicain Kevin McCarthy.
C’est bien ce qui se passe là-bas qui importe. Mais la diplomatie est aussi faite de récits bien tournés.
8 avril 2023
Trump, nouvelle frayeur pour l’Europe
On se raccroche à l’idée qu’il serait en difficulté, moins populaire, peut-être empêché par les ennuis judiciaires.
On se raccroche à l’idée qu’il serait en difficulté, moins populaire, peut-être empêché par les ennuis judiciaires. On veut croire qu’un Ron DeSantis pourrait être l’alternative acceptable, la figure raisonnable du trumpisme. Lui serait extrémiste, mais pas fou. On se réjouit naïvement de la candidature de la flamboyante Nikki Haley, l’ancienne ambassadrice à l’ONU. Tout cela pour nous exorciser du monstre. On se rassure comme on peut. Mais nous n’avons pas à nous sentir bêtes d’espérer le meilleur.
Trump est de retour. Mais avait-il vraiment disparu ? Moins visible sur les réseaux sociaux, moins présent à la télévision, client agacé de la chronique judiciaire, le voilà qui déboule dans la campagne électorale. Instigateur d’un effrayant assaut contre le Capitole, mettant à mal l’exercice démocratique par sa mauvaise foi et son refus obtus de reconnaître la défaite, Donald Trump n’en est pas moins un candidat redoutable pour la présidentielle de novembre 2024.
l n’a pas la partie gagnée. Mais il ralliera des foules. Il reste populaire comme l’a montré il y a quelques jours le CPAC, la convention annuelle des conservateurs. Aujourd’hui, il mène la course en tête chez les Républicains. Surtout, Trump est l’inventeur du trumpisme, interprétation très personnelle du populisme.
Le mouvement s’est inscrit dans la durée. Il se nourrit de la méfiance envers les élites, il se conforte dans les théories complotistes, il accepte volontiers les fausses informations, ne serait-ce que par bravade, et pour désespérer les sachants. Les partisans MAGA (Make America Great Again) vont compter, et ils adorent Trump.
Le vieux Joe pourra-t-il résister ? L’opinion lui rendra-t-il justice de son bilan ?
L’élection présidentielle américaine de novembre est ainsi un nouveau test pour la démocratie. Le vieux Joe pourra-t-il résister ? L’opinion lui rendra-t-il justice de son bilan ? Pas si mauvais, plus flatteur que celui d’Obama, osent certains. Lui reprochera-t-on son âge ? Car s’il doit à nouveau faire face à Donald Trump, ce sont toutes ces questions qui lui seront posées.
Un automne crucial pour les États-Unis, et un enjeu décisif pour l’Europe aussi. Donald Trump veut cesser tout soutien à l’Ukraine. Il est prêt à l’abandonner à son destin, il juge que l’indépendance de ce pays lointain ne présente pas beaucoup d’intérêt. Le régime fort d’un Poutine le fascine davantage. L’élection présidentielle sera donc décisive pour l’avenir de l’Ukraine, et plus généralement pour l’Europe, qui pourrait se retrouver contrainte à nouveau à voir le continent occupé, comme au temps les plus tristes du « bloc soviétique ».
« Avec moi, l’affaire serait réglée en moins de vingt-quatre heures », a dit Trump, bravache, évoquant la guerre en Europe, jouant sur la peur distillée en continu par Moscou, et de plus en plus véhiculée chez ceux qui abandonnent l’Ukraine, sous couvert de bons sentiments.
L’Amérique devra décider si elle souhaite une nouvelle ère de cris et de fureurs, ou si elle s’accommode d’un père tranquille. L’Europe, elle, regardera avec effroi une partie de son sort se jouer là-bas.
10 mars 2023
Joe l’éveillé
Le sobriquet l’avait cloué au tableau, une fois pour toutes. Lancé par Trump, repris par tout le monde, répété à l’envi. « Sleepy Joe » était ce grand-père étourdi qu’on aime bien, mais à qui on demande de ne pas conduire la voiture, redoutant de subites somnolences. Mais Joe Biden le président ne cesse d’étonner, de surprendre, de convaincre, de réussir aussi. Effaçant l’image, trop vite adoptée, de l’endormi.
C’est que le président n’entre pas dans la nomenclature connue des présidents américains. Il n’est pas un charmeur, ni un orateur charismatique, ni un histrion grossier. Et si l’on remonte à plus loin, il n’est pas davantage le vilain roublard, encore moins bien sûr le jeune fringant. Il susurre plus qu’il ne parle. Les mots s’échappent de lui, en désordre. Il confond, il oublie, il gaffe. Il élève la voix, et on ne l’entend pas. Il s’avance, et il vacille. Il tomberait que nous n’en serions pas surpris. Rien qui ne puisse séduire Washington, ou Hollywood.
Ce n’est pas l’heure du bilan. Mais il y a déjà pas mal de choses à poser sur la balance. Biden a réussi à convaincre le Congrès d’investir des milliards dans un plan de relance qui comprend un imposant programme vert. Il a su gérer avec sang-froid le Covid, lutter efficacement contre l’inflation. Il est venu opportunément en aide aux familles. Il a obtenu les meilleurs résultats d’un président démocrate depuis les années trente dans une élection des midterms. Il a conforté sa majorité au Sénat, alors qu’on lui promettait une débandade historique.
Il y a quelques jours encore, les Européens ont pu compter sur lui. Donnant son accord à la livraison des chars Abrahms, contre l’avis du Pentagone, il a facilité ainsi la décision de l’Allemagne, et sauvegardé l’unité de la coalition contre la Russie. Sans lui, et son soutien indéfectible, l’Ukraine serait sans doute aujourd’hui sous le joug russe.
Le « has been » aurait-il encore un avenir ? L’homme du passé serait-il le meilleur candidat du futur ?
Il ne lui resterait plus qu’à « guérir l’Amérique », la réconcilier, lui faire passer la colère qui habite et divise le pays. Mais cela prendrait plus de temps, et c’est une tâche qu’un président ne peut réussir à lui seul.
En réalité, Joe Biden est un politicien d’expérience, un négociateur madré, que l’âge, les hésitations, et la méchanceté aussi, nous avaient fait oublier. Nous nous en sommes tenus aux apparences. Nous avons été paresseux. Nous l’avons sous-estimé.
Fort de ses succès, le vieux Biden se prend à rêver, et se dit qu’il n’est peut-être pas si vieux, et qu’il est le seul à empêcher Trump de reprendre le bureau ovale. Le « has been » aurait-il encore un avenir ? L’homme du passé serait-il le meilleur candidat du futur ? Certains jugent qu’il a déjà accompli davantage qu’Obama en deux mandats. Il aurait donc le droit de se reposer. Mais « Sleepy Joe » n’a pas du tout envie de dormir. Il est bien éveillé. Il voudrait reprendre le volant, et poursuivre sa route.
Désir de démocratie
Le début d’année renouvelle la magie. Celle qui nous incite à croire que tout est à nouveau possible. Et que nos rêves les plus chers pourraient se réaliser, enfin. Curieux comme les passages de millénaire suscitent l’angoisse et la crainte des plus grands malheurs, alors que les Nouvel An véhiculent, eux, invariablement des promesses de bonheur. Mieux vaut que cela soit ainsi.
En réalité, tout finit, et tout recommence. L’Ukraine sera bien à nouveau au centre de l’attention géopolitique en 2023. Non que nous soyons là obnubilés sans raison. La guerre en Ukraine a révélé des enjeux que nous ne discernions pas. Le risque de la dépendance énergétique, le besoin d’une Europe unie plus que jamais, l’éloignement de l’Afrique et d’une bonne partie du Sud, la faiblesse de nos systèmes de sécurité, l’illusion de la paix perpétuelle.
L’invasion du 24 février fut un choc et une révélation. Une apocalypse : le début de la calamité, et un dévoilement. « Il faut toujours que des millions d’heures oisives s’écoulent dans le monde avant que n’apparaisse une heure d’une réelle importance historique », disait Stefan Zweig. Le 24 février 2022 en fait partie.
L’Ukraine va-t-elle tenir ? Le pays paie un tribut de plus en plus lourd. La population civile est prise comme cible directe. Elle est victime de crimes de guerre. Le courage et la volonté qu’elle a manifestés ces derniers mois laissent penser qu’elle n’est pas près de céder. Et le pari de Poutine de priver les Ukrainiens d’eau et d’électricité n’a pas réussi à les abattre. L’opinion publique en Europe semble plus fluctuante. Le coût de la vie et la peur des coupures d’électricité effraient les Européens. Un coup de froid et un rhume pourraient vite les faire craquer. Poutine y compte bien.
Les alliés continueront-ils à soutenir l’Ukraine ? Les décisions des dernières semaines tendent à le prouver. L’aide américaine ne faiblit pas, au contraire, elle augmente en puissance. L’arrivée majoritaire des Républicains à la Chambre des représentants ne change pas la donne. La France, elle, va livrer des chars. La guerre sera longue. On nous prédit le gel du front, mais cette guerre nous a déjà surpris par des développements inattendus. Qui sait ce que le Kremlin nous réserve encore ? Nous apprenons la guerre hybride.
“Ce qui se joue en Ukraine, c’est son indépendance, mais c’est aussi le sort de la démocratie en Europe”.
Une année 2023 où les questions demeurent nombreuses, les réponses difficiles, les meilleurs vœux incertains. Poutine va-t-il pouvoir se maintenir au pouvoir ? Même s’il ne faut pas s’illusionner sur celui qui le remplacerait. Les sanctions vont-elles produire plus d’effets ? Les avis sont partagés.
Ce qui se joue en Ukraine, c’est son indépendance, mais c’est aussi le sort de la démocratie en Europe. L’enjeu est crucial, même si beaucoup ne voient dans cette guerre que l’affrontement stratégique de deux mondes et la défense d’intérêts économiques. Ils se perdent dans la quête stérile des responsabilités passées et des actes manqués, ils oublient que le destin des Ukrainiens est ce qui importe avant tout.
Une démocratie chahutée en ce début d’année au Brésil, comme elle le fut au début de l’année dernière à Washington. Mais on voit aussi des autocrates contestés, ou en mauvaise posture, en Iran, en Chine, en Russie, voire en Turquie.
On se surprend à faire des vœux, malgré tout, à imaginer le meilleur, à rêver, et cela fait du bien.
La grimace joyeuse du joker
Elon Musk est cet ado farceur et cruel, qui rit, et qui pleure. Un ange souvent, et un tueur, parfois. Il est aussi un peu le Joker, s’amusant du ramdam qu’il suscite, mais exécutant un plan précis que l’on découvrira bien assez tôt.
Elon Musk est cet ado farceur et cruel, qui rit, et qui pleure. Un ange souvent, et un tueur, parfois. Il est aussi un peu le Joker, s’amusant du ramdam qu’il suscite, mais exécutant un plan précis que l’on découvrira bien assez tôt. On est fascinés, ou épouvantés. On l’aime, ou on le déteste. À lui tout seul, il résume l’Amérique : Hollywood et la Silicon Valley.
Musk est un homme aux doigts d’argent, réussissant tout ce qu’il entreprend. Il imagine, il rêve, et il fait. Rien que pour cela, il est déjà détestable à nos yeux d’Européens. Il crée la voiture électrique alors que nous sommes, nous, les constructeurs historiques. Il construit des fusées pour Mars, et nous admirons la Lune. Il installe ses satellites autour de la planète, nous tardons à conquérir le ciel. Il navigue à d’autres hauteurs, il nous échappe. Il nous nargue, il est américain.
On s’inquiète, avec raison, de ce que ce libertarien convaincu va laisser publier sur Twitter, et ce que cela impliquera d’effets délétères sur le débat public et le marché des opinions. Nous nous focalisons sur le danger immédiat. Et la préoccupation est vertueuse, car le réseau a déjà montré son influence sur la perception de la vérité et l’exercice démocratique.
Nous devrions nous interroger sur le long terme aussi. Car Twitter est le tremplin pour un projet encore plus grand.
Comme barder le réseau de fonctionnalités infinies, en faire l’application universelle, où publier sa petite opinion ne sera qu’une fonction parmi d’autres, de quoi satisfaire notre ego. En revanche, on pourrait y jouer, acheter, payer, du sérieux quoi, autrement rémunérateur. Et pour que cela marche, il faut que tout le monde y participe, quels que soient ses amis, ses amours, ses emmerdes. Les méchants sont donc invités à y être. Trump y sera bienvenu.
Un univers clos, un écosystème disent les économistes, un nouveau monde englobant, embrassant, étouffant, que les Chinois connaissent déjà. On y entre, on n’en sort pas, on ne s’en sort plus.
On ne voit que lui, mais il n’est pas tout seul. Le Pentagone et la NASA travaillent à ses côtés. Des équipes d’ingénieurs assurent l’intendance. Pas si fou le Joker. Faut-il s’en inquiéter aussi ? Ou se réjouir qu’un Américain fera pièce aux Chinois ? Trop tôt pour arrêter son avis.
C’est une vision du monde que Musk a en tête. Et la politique ne peut en être absente. À preuve, le trublion a déjà tâté l’exercice. Il soutient les Ukrainiens en mettant son réseau de satellites Starlink à leur disposition. Puis il hésite, il ne veut plus, puis, il veut de nouveau. Il aurait échangé subrepticement avec Poutine pour proposer un plan de paix scabreux.
Ce Musk-là qui leur fait un pied de nez, des grimaces, et des pas de deux, ne leur dit rien de bon. Les compagnies savent qu’elles aussi sont mortelles.
Faire la paix ou faire la guerre n’est pas à la portée du premier venu, si puissant soit-il. La diplomatie est un univers dont il ignore les règles et que les algorithmes ne contrôlent pas encore. L’homme le plus riche de la planète peut-il être le maître du monde ? La richesse hors norme lui donne-t-elle naturellement un pouvoir sans limites ? Pas sûr. Si certains s’interrogent sur son ambition de se présenter à la présidence des États-Unis, ils peuvent se rassurer : Musk viserait plutôt la présidence du monde.
En attendant, il se pourrait bien que l’entrepreneur réussisse, une fois de plus, là où d’autres ont échoué. Il a viré la moitié des employés de Twitter. Mais beaucoup de compagnies de la Silicon préparent des réductions d’effectifs. La baisse des revenus de la publicité les y pousse. Mais les effectifs sont souvent pléthoriques, destinés à capter les cerveaux, à épuiser le marché, à priver la concurrence. Tous les ingénieurs ne délivrent pas des kilomètres de codes. Dans la Valley industrieuse, on pantoufle aussi parfois.
Les géants du numérique s’inquiètent, s’interrogent. Ils observent avec impatience le bout du pipeline de leurs innovations. Ce Musk-là qui leur fait un pied de nez, des grimaces, et des pas de deux, ne leur dit rien de bon. Les compagnies savent qu’elles aussi sont mortelles. Le Joker éclate de rire. On l’entend jusqu’ici.